samedi 31 octobre 2009

Pour une milonga d’Halloween [Coutumes]

Cette mode commerciale, qui a déferlé sur nous il y a 15 ans ou un peu plus, est retombée assez vite, comme un soufflé raté. Seuls Disneyland Paris et quelques devantures de boulangeries-pâtisseries résistent, encore et toujours, à l’idée d’abandon, grâce à la vente magique, qui les rend invincibles, de chocolats en forme de potiron, de tête de mort, de fantôme et autres araignées et de gâteaux le long desquels le coulis de fraise surgelée dégouline comme l’hémoglobine de cinéma.

Si à Paris, l’Académie Esprit Tango (3 rue des Vignoles, Paris 20ème) a remplacé cette année sa traditionnelle pratique Halloween par un buffet bio, avec supplément de prix puisque l'entrée sera dans ce cas à 15 € au lieu des 9 € habituels qui donnent droit à un open bar sobre (au menu : salade de quinoa, choux rouge et raisins secs, terrine de carottes à l'indienne à base de farine de pois chiches assaisonnée de câpres et de curry, et fondant au chocolat), la milonga Madretango à Buenos Aires (Loyola 828) a bien adopté, quant à elle, mercredi dernier, la thématique yanko-cucurbitacée : tous les participants devaient arriver habillés en orange et en noir, celui qui venait déguisé remportait un prix et on annonçait une ambiance spectrale !

Alors, pour une fois et pour la bonne cause, Barrio de Tango se met à l’unisson de cette coquecigrue marchande (fenicia, comme on préfère dire à Buenos Aires) en changeant, dans cet article et lui seul, l'habituel code de couleurs (les noms passent à l'orange et à l'orange il faut s'arrêter) et en adoptant une thématique à la hauteur, grâce au talent et à l’humour de deux artistes que j’apprécie beaucoup, le poète Luis Alposta et le compositeur-chanteur Daniel Melingo, à qui l’on doit une grande marmite de frissons concoctés à base de poèmes à vous faire dresser les cheveux sur la tête.

Il y a peu, Luis a rassemblé dans un petit recueil, fort opportunément intitulé De horror, des créatures aussi croquignoles que Frankenstein, Dr Jeckill, Mr Hyde, Jack l’Eventreur ( Jack The Ripper dans le texte) et Dracula. Pour ne pas être en reste, Daniel Melingo a mis tout ça en musique et le chante avec sa voix travaillée au papier Emery. Je suis allée farfouiller pour vous dans cette galerie des horreurs, histoire que vous puissiez souffler une idée, juste une, mais bien horrifique, au DJ de votre milonga de cette nuit.

Aux Trottoirs de Buenos Sierre par exemple, dans le Valais. Mais pas à Chexbres : une nouvelle milonga est inaugurée ce soir au Caveau du Coeur d'or, avec une soirée amoureusement construite autour des produits du terroir, le terroir du canton de Vaud, qui n’a pas grand-chose à voir avec la vieille fête irlandaise de Samhain ou sa version carnavalesque et confisière nord-américaine (sur les deux milongas de ce soir en Suisse Romande, voir mon article du week-end dernier).

Tango del Vampiro a été écrit le 22 octobre 1998 (la traduction ci-dessous date exactement du 11ème anniversaire). Mais la musique est plus récente que la letrra, comme presque toujours avec les textes de Luis Alposta.

Tango del Vampiro

En el lenguaje popular se llama vampiro o chupa sangre al que explota el trabajo del otro y al mismo tiempo toma sus recaudos para que el otro no pueda explotar. Viene a ser la otra cara del que labura noche y día como un buey. La cara oculta -o no tan oculta- del que vive de los otros, del que afana y el que curra, y para el que no parece existir la ley.
Pero hoy vamos a referirnos a otro tipo de vampiro. Recordaremos al conde Drácula, el inmortal personaje de Bram Stoker.
Drácula es una palabra de origen rumano, que tiene dos significados: puede ser «drac», diablo, o «dracul», dragón.
Este personaje, desde su nacimiento literario, en 1897, ha originado numerosos estudios, ha sido llevado muchas veces al cine y ha gozado siempre de muy buena prensa. A través de los años, se ha ido perfilando hasta lograr una personalidad tan definida que, más que un espectro, hoy se nos puede antojar como un viejo conocido. Alguien que se ha ido metamorfoseando hasta convertirse en un personaje tan digno, dentro de su desgracia, tan aparentemente real, tan terrorífico y cruel a la vez, que hasta nos da pie (un pie muy pálido, por supuesto) para que lo tratemos con humor.
La astucia del conde Drácula es proverbial. Si alguna vez se le aparece y le dice que le amará hasta la muerte, tenga por seguro que se refiere a la muerte suya y no a la de él. Recuerde que detesta la luz del día y el olor del ajo.
A Drácula y a Lucy, la más conocida de sus víctimas, acabo de llevarlos al tango.
(Luis Alposta)
Tango du Vampire

Dans le langage populaire, on appelle vampire ou sangsue celui qui exploite le travail de l’autre et en même temps en ramasse le produit pour que l’autre ne puisse rien exploiter. Cela finit par être l’envers de celui qui bosse jour et nuit comme une bête de somme. Le côté caché, ou pas si caché que ça, de celui qui vit sur le dos des autres, de celui qui rapine et celui qui s’en met jusque là et pour qui la loi n’a pas l’air d’exister (1).
Mais aujourd’hui nous allons nous référer à un autre type de vampire. Nous allons rappeler le souvenir du Comte Dracula, l’immortel personnage de Bram Stoker.
Dracula est un mot d’origine roumaine, qui a deux sens : cela peut vouloir dire drac, diable, ou dracul, dragon.
Ce personnage, dès sa naissance littéraire en 1897, a donné lieu à de nombreuses études, il a été porté de nombreuses fois au cinéma et il a toujours joui d’une très bonne presse. A travers les années, son profil s’est poli jusqu’à atteindre une personnalité si bien définie que, bien plus qu’un spectre, aujourd’hui nous pouvons le considérer comme une vieille connaissance. Quelqu’un qui n’a cessé de se métamorphoser jusqu’à devenir un personnage si digne, dans son infortune, d’apparence si réel, si terrifiant et si horrible à la fois, qu’il prête même le flanc (un flanc très pâle, bien sûr) à un traitement par l’humour
(2).
L’esprit du Comte Dracula est proverbial. Si un jour il vous apparaît et vous dit qu’il vous aimera jusqu’à la mort, soyez sûr qu’il se réfère à votre mort à vous et non à la sienne. Souvenez-vous qu’il déteste la lumière du jour et l’odeur de l’aïl.
Dracula et Lucy, la plus connue de ses victimes, je viens tout juste de les porter au tango...

(Traduction Denise Anne Clavilier)

Escucho a un fueye que me asegura
que ya es de noche y es noche oscura.

J’entends un soufflet (3) qui m’assure
Qu’il fait déjà nuit et qu’il fait nuit noire
.
Hoy su rezongo suena a sirena
que está anunciando que hay luna llena.
Aujourd’hui son râle sonne comme une sirène
Qui nous annonce que c’est la pleine lune

Este es el tango que con voz ronca
le canto a Lucy al salir del jonca.

Ceci est le tango que d’une voix caverneuse
Je chante à Lucy en sortant de ma rebiè
(4)
¡Lucy! ¡Mi Lucy! Que no hay collares
con que se oculten tus yugulares.

Lucy ! Ma Lucy ! Qu’il n’y ait pas de collier
Pour me cacher tes jugulaires.

Desde hace siglos no siento el hambre
y hoy sólo quiero beber tu sangre.

Depuis des siècles maintenant je ne ressens pas la faim
Et aujourd’hui je ne veux rien que boire ton sang.

¡Conde! ¡Mi Conde!
¡Mi amor prohibido!

Comte ! Mon Comte !
Mon amour interdit !

Ya desde el día en que la has bebido
mi sangre toda te corresponde.
Depuis le jour où tu l’as bu
Tout mon sang répond à ton amour.
Si me has herido,
mi flor de anemia
No es esta noche lo que me apremia,
sino la llama que has encendido.

Si tu m’as blessée,
Ma fleur d’anémie,
Ce n’est pas cette nuit ce qui me presse
Mais la flamme que tu as allumée.
Si algo me quieres,
sólo por eso,
abre la boca con que me hieres
y hoy dame un beso.

Si tu m’aimes un peu
Rien que pour ça,
Ouvre la bouche avec laquelle tu me blesses
Et aujourd’hui donne-moi un baiser.

El mismo fueye, como si hablara,
me está diciendo que es noche clara.

Ce même soufflet, comme s’il pouvait parler,
Est en train de me dire que la nuit cède au jour.
Ya no es rezongo, ni es la guadaña.
Ni es esa historia de Transilvania.
Este es el tango con voz quebrada
que ahora le canto a mi enamorada.

Maintenant ce n’est pas un râle, ce n’est pas même la faucheuse (5)
Ce n’est pas même cette histoire de Transylvannie.
Voilà, c’est le tango que d’une voix brisée
A présent je chante à mon énamourée
.
¡Pero carajo!... ¡Pero carajo!...
¡Quién trajo el ajo!... ¡Quién trajo el ajo!...
¡Tan justo ahora, que sin collares
Lucy me muestra sus yugulares!
(Luis Alposta)
Mais quelle horreur ! Quelle horreur !
Qui a apporté de l’aïl ! Qui a apporté de l’aïl !
Juste au moment où sans collier
Lucy me montre ses jugulaires !
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Pour finir de vous mettre dans l’ambiance de ce soir, voici le tango en VO par Daniel Melingo et Fabiana Cantilo dans le rôle de Lucy grâce à You Tube...

Pour ceux qui, au bal, préfèrent la soirée passée au coin du feu, qu’ils aillent donc écouter sur Canal Académie cette réflexion profonde du philosophe (en colère) Damien Leguay sur La face cachée d’Halloween (qui dénonce d'un ton excédé la régression anthopologique et magique que représente la mode soudaine de cette fête sans racine chez nous).

(1) Mêlange de citations et de paraphrases, reprenant la fin de Cambalache de Enrique Santos Discépolo.
(2) dar pie : donner l’occasion de, offrir un prétexte pour. La pirouette verbale à laquelle se livre Luis aussitôt après ne vous aura pas échappé. Et comme vous le voyez aussi, en français, c’est beaucoup moins savoureux. Comme quoi, traduire, c’est toujours trahir un peu. Là où l’espagnol dira dar pie (littéralement donner pied ou donner un pied), le français dira prêter le flanc (presentar el costado, del verbo arcaïco prester, hoy présenter).
(3) fueye : bandonéon en lunfardo.
(4) jonca : cajón al vesré, en verlan (Luis Alposta adore ça). Cajón, c’est une caisse, d'où une bière, un cerceuil.
(5) la guadaña : littéralement la faux (l’espagnol parle de l’outil, le français de celle qui la manie, la mort). Dans le même sens, on trouve cette même métaphore dans Whisky de Héctor Marcó et Carlos Di Sarli (sur le rôle des métaphores dans la genèse du lunfardo,
lire cet article. Il s'agit d'une conférence donnée par Luis Alposta sur le sujet).