vendredi 10 octobre 2008

El Día de la Raza [actu]

Il s’agit d’une fête pan-hispanique qui s’appelle en Espagne el Día de la Hispanidad, la fête de l’Hispanité, depuis 1958 (de son institution en 1918 à ce changement de dénomination sous Franco, elle s’appelait Fiesta de la Raza).

Elle a été instituée en 1913 par la Communauté des pays de langue espagnole, après la fin de l’Empire (en 1898, année où l’indépendance de Cuba est acquise). La fête est fixée au 12 octobre et elle est fériée presque partout, y compris en Espagne où elle revêt un caractère particulièrement solennel. La date choisie est celle de l’anniversaire de ce jour où Rodrigo de Triana, qui servait sous les ordres de Christophe Colomb, a vu le premier la terre se profiler à l’horizon, le 12 octobre 1492.

En Argentine, cette fête a pris le nom de Día de la Raza en 1917, par décision du Président Hipólito Yrigoyen qui, à travers ce symbole, poursuivait l’objectif de fédérer l’ensemble des habitants d’Argentine en un seul et même peuple solidaire au-delà des différence d’origine (1) et il entendait ainsi le rattacher à l’ensemble géo-culturel latino-américain. Ce projet s’inscrivait en opposition à 36 ans de politique menée par la Generación del 80, classe politique patricienne au pouvoir de 1880 à 1916. Cette Generación del 80 n’avait eu de cesse d’étouffer les particularismes sud-américains et métissés de l’Argentine, avait tenté de britanniser le pays à travers ses coutumes de classe dirigeante, qui pratiquait le polo, perçait de grandes avenues londono-haussmanniennes au centre de Buenos Aires, comme la Avenida de Mayo, et s’exprimait volontiers en anglais et avait pérennisé la structure coloniale de l’économie du pays (2) à travers sa politique de balance des paiements très favorable à l’Empire britannique.

El Día de la Raza (ou fête de la race) est toujours fixé au 12 octobre en Argentine. Mais il y a quelques années, pour encourager le tourisme intérieur, il a été décidé de reporter les jours fériés au lundi suivant pour créer de longs week-ends incitant au voyage. Bien entendu, cette loi ne s’applique qu’aux fêtes qu’il est décent de déplacer. On ne bouge pas le 25 mai ni le 9 juillet (qui sont des célèbrent des dates historiques fondatrices du pays) ni Noël ou le Jour de l’An ni aucune fête catholique (95% de la population tout de même !)... Mais on déplace le 17 août (jour de la fête du Général José San Martín). Et il y a quelques jours, en dépit de l’importance de la fraternité linguistique et culturelle qui existe dans tout le monde hispanique, le Congrès argentin a voté que el Día de la Raza ferait désormais partie des jours reportés, y compris si le 12 octobre tombe un dimanche. Tout le monde y gagne un jour de congés, même dans les mauvaises années. Il faut développer le tourisme. En revanche, je ne sache pas que si la date tombe un lundi, on chôme aussi le vendredi. Si la date tombe un lundi, c’est pas de chance...

Un long week-end commence donc ce soir en Argentine...

Il reste que la dénomination de la fête (fête de la race) fait grincer des dents depuis un bon moment maintenant. Quand ce nom a été institué en 1917, le terme raza n’avait en aucune façon la charge raciste dont il est entaché aujourd’hui (bien au contraire dans l’esprit d’Yrigoyen). C’était un mot qu’on employait alors pour parler de la famille au sens large et même de n’importe quel groupe, homogène pour une raison ou une autre. Comme dans le français de Corneille et même de Victor Hugo, lorsque l’on parle de la race des Césars ou de celle des héros... Aujourd’hui, après les horreurs qui ont souillé le 20ème siècle et les questions lancinantes que les historiens posent (ou s’abstiennent de poser) sur la disparition de la culture noire en Argentine et le génocide des Indiens que fut la Campagne du Désert (1878-1879) menée par Julio Argentino Roca, alors ministre de la Guerre et futur Président de la République, contre les peuples mapuche, tehuelche et ranquel en Patagonie, ce terme fait polémique et nombreux (mais non pas encore majoritaires) sont les Argentins, la plupart du temps des intellectuels, qui veulent modifier ce nom sans toutefois parvenir à proposer une nouvelle formule suffisamment consensuelle pour l’emporter sur le poids de la tradition. Rien n’est plus difficile que de changer le nom d’une fête. Affaire à suivre...

En Uruguay, la fête est célébrée ce dimanche, le 12 octobre comme en Espagne mais sous le nom de Día de las Américas. Avec la rivalité culturelle endémique qui couve entre l’Argentine et l’Uruguay, vous vous doutez bien que les opposants argentins à la dénomination Día de la Raza ne vont pas proposer ce nom-là... Et pourtant, cela règlerait le problème avec l’élégance d’une stricte conformité à la réalité historique dans laquelle s’enracine la fête...

Et pour fêter ça, Las tres banderas (les trois drapeaux), un tango d'Osvaldo Pugliese avec un texte de Carlos Antonio Russo qui chante la constitution de l'identité argentine par l'union du drapeau italien et de celui de l'Espagne fondus ensemble dans la bannière bleu ciel et blanc de l'Argentine. Avec Jorge Maciel dans un enregistrement de 1958.

(1) On venait tout juste de voir s’interrompre la grande vague migratoire (1880-1930) dès qu’avait éclaté la Guerre de 14-18 sur le Vieux Continent. Yrigoyen, alors à la tête d’une fraction remuante et active de l’opposition, avait arraché en 1912 le vote d’une loi de droit de vote universel (dite loi Saenz Peña), qui se résumait en fait à un droit de vote restreint aux seuls Argentins de naissance (mâles exclusivement, il ne manquerait plus que les femmes votent !), avec institution (progrès considérable dans le contexte local) du vote obligatoire et secret. Ce qui était moins que ce qu’il aurait souhaité mais constituait déjà une belle victoire de son parti, la Unión Cívica Radical (UCR), sur les pratiques corrompues et népotiques qui régnaient depuis 32 ans. C’est ce socle de citoyens nés en Argentine qui l’avait triomphalement porté au pouvoir en 1916.
(2) Le propre d’une économie coloniale est de produire des matières premières vendues à vil prix à d’autres pays où elles sont transformées et d’où elles reviennent ensuite sous forme de produits finis et donc hors de prix. Une structure économique coloniale interdit (sous l’Empire) et entrave (dans l’Etat indépendant de jure) l’industrialisation du pays et son autonomisation économique. Ce que les Argentins illustrent d’une formule qui a le mérite de la clarté : "nous produisons le cuir et nous importons les chaussures".