mercredi 22 octobre 2008

Fin de la dualité des régimes de retraite [actu]

Photo ANSeS (la Présidente, le Premier Ministre, le Secrétaire d'Etat au Travail et le Directeur de l'ANSeS)
le 21 octobre 2008

La Présidente argentine vient d'annoncer qu'elle mettait fin à l'actuel régime de retraite privée des AFJP (Administradoras de Fondos de Jubilaciones y Pensiones). En effet, les investissements en Bourse sur lesquels ces régimes sont fondés ont donné lieu à trop de spéculations dangereuses pour l'épargne des particuliers (sur les 37 000 millions de US$ de dépôt, il n'en reste plus que 33 000 en valeur liquidable, soit 4000 millions de US$ qui ont disparu), dangereuses aussi pour la stabilité financière du pays (les fonds des AFJP sont placés à 70% en bons du trésor et autres titres publics avec quoi les opérateurs de marché s'amusent à faire joujou). Très récemment, après le dernier krach de Wall Street, on suspecte même des boursicotages avec délit d'initié dans la journée de lundi. Environ la moitié des 140 millions de dollars de transactions passées au cours de cette séance à la Bourse de Buenos Aires serait des fonds des AFPJ, jetés sur le marché pour liquider des positions avant l'annonce gouvernementale de mardi.
La justice songe à entamer des poursuites pénales contre les dirigeants actuels de ces organismes et leur a interdit jusqu’à nouvel ordre de procéder à des changements dans leur portefeuille d’actions.

Jusqu'à présent, en Argentine, le système de retraite par répartition n'est ni obligatoire ni généralisé. Les entreprises ne sont donc pas obligées d'y adhérer ni d'y cotiser ni d’en faire bénéficier leurs salariés. Ceux-ci, s’ils ne sont pas couverts par le régime par répartition, n'ont donc pas d'autres choix que de s'affilier à une AFJP. Laquelle commence par conserver par devers elle-même 35 à 40% du montant de la cotisation au titre de sa commission puis place en bourse l’ensemble des fonds récoltés pour verser le moment venu aux ayant-droit une rente de type d’assurance-vie. Dans ce système, les adhérents pouvaient abonder leurs contributions au-delà des montants minimaux pour se constituer une retraite complémentaire. Ce système de retraite par capitalisation (jubilaciones privadas, disent les Argentins) a été mis en place par le gouvernement de Carlos Menem, dans les années 90, alors que soufflait sur la jeune démocratie argentine un vent de néo-libéralisme encouragé par le FMI et dont il semble bien que le résultat ait été l’immense krach bancaire de 2001, qui a complètement ruiné et le pays et les épargnants (el corralito : le gel des avoirs bancaires).

Le Gouvernement vient donc d’envoyer au Congrès un projet de loi consistant à fondre les droits gérés par les AFJP dans un système unique de retraite par répartition qui deviendra obligatoire et généralisé comme Servicio Social Público sous le sigle de SIPA (Sistema Integrado Previsional Argentino). Les fonds collectés par les 10 AFJP existantes (environ 100 000 millions de pesos aujourd'hui) passeront aux mains du Fondo de Garantia de Seguridad Social, au sein de l'ANSeS (Administration Nationale de SEcurité Sociale). L’Etat se fait désormais le garant d’un droit de prévoyance égalitaire et irrévocable.

Le système de retraite par capitalisation aura vécu en janvier prochain, au moins comme mode de prévoyance vieillesse principale.

Selon les nouvelles règles, les adhérents actuels des AFJP verront le nouveau régime par répartition obligatoire reprendre le cumul de leurs années de cotisation et évaluer à l’aune nouvelle le montant de leurs versements afin que leur soit versée à échéance une pension de retraite. Le Gouvernement a pris beaucoup de temps pour mettre au point des méthodes de calcul et des modes de transfert qui tiennent compte aussi des contributions optionnelles suplémentaires, lesquelles devraient rester gérées par des AFPJ redimensionnées et donner lieu au versement par ces institutions d'un revenu de retraite complémentaire. Ce qui n'a pas empêché le président d'une d’entre elles d'appeler dès mardi matin ses adhérents à se porter d'ores et déjà partie civile contre l'Etat.

Dans le futur, une option sera mise en place pour offrir à tous la possibilité d'une épargne-retraite par capitalisation, pour une rente complémentaire, sur une base volontaire et optionnelle. Les salariés intéressés devraient pouvoir cotiser pour une somme supérieure à 11% de leur salaire.

Le Secrétaire d'Etat au Travail a aussi annoncé qu'aucune menace ne pesait sur aucun des 10 500 emplois occupés par les salariés des AFJP, dont un tiers devrait se voir affecté dans un service d'Etat, notamment à la Superintendance des Assurances, l’organisme régulateur du secteur, et peut-être une autre partie absorbée par l'ANSeS. Il n’en reste pas moins que les 10 AFPJ vont devoir se restructurer pour réduire la voilure, licencier des salariés (la notion de plan social n’existe pas en Argentine, chaque licenciement est donc un cas individuel) et fusionner entre elles... On imagine les inquiétudes de ces personnels, dont beaucoup vivent à Buenos Aires ou dans sa ceinture (la capitale vit à 75% des activités financières).

Elisa Carrio, la leader de l'opposition au niveau national (qu’on classerait dans la droite dure en Europe continentale), parle d'un sac (saqueo) d'Etat réalisé sur l'argent des travailleurs, elle accuse le gouvernement de s'emparer de cette épargne pour remplir les caisses de ses futures campagnes électorales (Elisa Carrio est souvent excessive dans ses attaques en piqué contre Cristina Fernández et ne rate jamais une occasion de rappeler l’existence d’une étrange valise vénézuélienne pleine de dollars que d’aucuns affectent à la récente campagne électorale de la Présidente, qui serait donc un agent de Chavez). D'autres personnalités au discours plus rassis soupçonnent, quant à elles, Cristina de prendre cette mesure pour assurer des rentrées budgétaires à l'Etat qu'elle n'arrive pas à réaliser en taxant les exportations de soja (voir les articles sur le conflit agraire, en cliquant ci-dessus sur le mot-clé Economie). Certains justicialistes, opposés, comme Carlos Menem, à la tendance kichneriste (celle de la Présidente et de son mari) mais néanmoins membres du même parti, le PJ, émettent ouvertement des accusations du même tonneau (1), reprochant au Gouvernement de rendre le pays encore plus incertain et moins attractif sur le plan économique avec cette étatisation du système des retraites. En revanche, l'UCR, vieux parti de gauche très méfiant vis-à-vis de la politique péroniste en général, a indiqué qu'il était favorable à la décision, à condition que l'argent soit géré conformément à sa destination initiale (le paiement de pensions de retraite). Une déclaration dans le même sens a été faite par le Médiateur du 3e âge (el Defensor de la Tercera Edad) : généralisation et obligation du régime par répartition oui, mais à condition que ce soit accompagné d’un contrôle social fort et transparent. Les Argentins sont habitués à la gabegie étatique et savent qu’une corruption rampante continue, 25 ans après le retour à la démocratie, à miner les dépenses publiques. Aussi le Directeur de l’ANSeS s’est-il empressé d’annoncer qu’il modifierait les règles de gestion des fonds de l’institution afin de limiter les prêts à l’Etat, puisque telle est la forme juridique que prennent habituellement ces transferts de fond.

De leur côté, l’UAFPJ (Unión de las Administradoras de Fondos de Jubilaciones y Pensiones) a contre-attaqué dans un communiqué où elle accuse le gouvernement de prendre une décision émotionnelle, sans recul, sur une vision à court terme qui ne comprend rien à rien aux phénomènes boursiers, et où elle défend bec et ongles son système qui serait, selon elle, transparent et rentable... (Il y a sûrement des gens pour qui c’est en effet rentable. Un système où l’organisme collecteur prélève sa dîme à hauteur minimale de 35% des dépôts ne peut pas ne pas être rentable...).

En présentant en fin d’après-midi sa réforme dans les locaux de l’ANSeS, la Présidente s’est défendue de toutes les accusations qui ont plu sur elle comme à Gravelotte toute la sainte journée (2) avec sa coutumière véhémence et son talent oratoire (elle est avocate de profession). Elle a même habilement retourné les arguments de Elisa Carrio, estimant que c’est l’institution du régime par capitalisation qui avait constitué une politique de saqueo (sacage, sac) au détriment des classes populaires (3).

On s'attend donc à un débat houleux au Congrès et à la création de nouvelles lignes de démarcation politique au sein de l’une et l’autre assemblées au moment de voter.

A la City (le quartier boursier et financier de Buenos Aires), les Bons du Trésor et les actions des banques ont fait mardi une vilaine chute à la Corbeille (4) : le marché réagit mal à la perspective de perdre les AFPJ qui sont ses acteurs les plus volumineux... Même à la Bourse de Madrid, la cotisation de l’action Repsol a été suspendue après avoir perdu 10 points d’un coup (la compagnie pétrolière espagnole Repsol chapeaute aujourd’hui la compagnie argentine homologue, YPF).

Página/12, le quotidien de gauche qui ne loupe (5) jamais l'occasion de lancer un bon mot, (6) a fait sa une de mardi sur ce sujet en détournant le sigle AFJP : Al Final, Jugaron y Perdieron (pour finir, elles ont joué et elles ont perdu).

Le site de l’ANSeS offre le texte intégral du projet de loi en format pdf.



(1) du même tonneau (francés popular) : del mismo estilo.
(2) pleuvoir comme à Gravelotte (francés popular, despues de 1918) : llover muy fuerte. Gravelotte es una de las batallas de la 1era Guerra Mundial. Lo que caia en Gravelotte eran bombas y muertos... Se dice también con el mismo significado: pleuvoir comme vache qui pisse, tomber des hallebardes tomber des cordes. Or justement hier, des trombes de grêle d’une rare intensité se sont abattues sur Buenos Aires et sa banlieue...
Toute la sainte journée (francés popular) : todito el día.
(3) El saqueo est le titre d’un film documentaire du cinéaste de gauche Pino Solanas où il démonte et dénonce les pratiques politiques et financières qui ont abouti au krach bancaire de 2001. L’année dernière, Pino Solanas a été élu sénateur pour a circonscription de la capitale, sous l’étiquette PSA (Partido Socialista Auténtico). Il appartient de fait à la majorité présidentielle.
(4) la Corbeille : apodo de la Bolsa en París (por el aspecto del lugar en el edificio del Palais Brogniart donde tenían lugar las operaciones de cotización bursátiles.
(5) louper (francés popular) : perder (una ocasión, el tren...) o fracasar.
(6) bon mot : chiste, juego de palabras...