vendredi 24 octobre 2008

Litto Nebbia par monts et par vaux [à l’affiche]

Comme Litto Nebbia a la gentillesse de m’informer de ses tours de chant en cours ou en projet, je saisis l’occasion de vous parler un peu de cet artiste que nous ne connaissons pas ici (ou si peu) et qui jouit en Argentine et plus largement en Amérique Latine d’un prestige et d’une popularité dont il est difficile de se faire une idée dans notre Europe collet monté...

Difficile de le classer dans les catégories musicales qui sous-tendent notre compréhension dans ce domaine puisqu’il traverse systématiquement toutes les frontières que nous avons, nous, Européens et surtout Français, tracé entre les genres musicaux. Tout à la fois auteur-compositeur-interprète de rock (nacional s’entend) et de tango, dont il joue, arrange et chante aussi le répertoire classique. Il est chanteur, pianiste, guitariste et joue aussi du synthé (teclado), que ce soit dans des oeuvres originales ou des arrangements personnels de tel ou tel morceau du répertoire.

Litto Nebbia est le premier à avoir, il y a une quarantaine d’années, écrit du rock en espagnol (les Sud-Américains disent "en castellano", pour distinguer leur langue de celle de l’ancien colonisateur, non mais !). A une époque où les Etats-Unis imposaient sur tout le continent leur industrie musicale... in english. Avec une puissance commerciale qui n’a rien à voir avec ce qui nous est tomber dessus ici en Europe après guerre. Et aussi en un temps où dans l’Espagne franquiste, il n’y avait pas grand monde pour s’adonner à cette musique yanqui... Litto a de fait forcé sa place dans l’univers du rock et, contre vents et marées, il y a implanté une expression culturelle propre à l’Amérique du Sud, dont l’histoire, la société, le mode de vie, les valeurs sont très différentes de ce qu’exprimait (et qu’exprime toujours) le rock nord-américain. Et ce faisant, son cheminement artistique a été très proche de l’esprit du tango, qui est principalement, en tant qu’expression artistique, un marqueur culturel et politique des populations qui habitent ce coin de la planète bleue.

Dans notre esprit européen, ces deux genres musicaux, rock et tango, sont opposés et pour tout dire incompatibles. Sous nos latitudes, les amateurs de rock méprisent le tango (ce vieux machin défraîchi) et les amateurs de tango n’ont pas beaucoup de respect ni de goût pour le rock. Musique de sauvage, sans queue ni tête ! En Argentine, les deux genres co-existent d’une toute autre manière, parfois antagoniste mais souvent fraternelle, puisque grâce au travail de musiciens comme Litto Nebbia il existe un rock populaire autochtone qui parle en direct du vécu criollo, comme le fait le tango à sa façon, avec son rythme et ses sonorités bien à lui. En Argentine et ailleurs en Amérique Latine, il y a eu, bien sûr, et il y a encore des musiciens qui, pour se glisser dans le courant commercial porteur du rock importé du nord, ont fait (ou font) une musique un peu facile, un peu imitatrice, à la façon de... et speak english... Chez nous aussi, dans l’Europe non anglophone, on a assisté à la naissance d’un courant rock et d’un courant pop dans lequel des musiciens, dont certains particulièrement doués et brillants, sont partis comme un seul homme sur un exotisme nord-américain, ont déguisé leur style, leur vocabulaire et jusqu’à leurs noms pour "se la jouer" Elvis... Pensez à Claude Moine, à Jean-Philippe Smet ou à Hervé Forneri (1) que tout le monde connaît mais pas sous ces patronymes-là, parce qu’ils ont adopté des noms de scène au parfum de bannière étoilée : dans leurs chansons, qui peuvent être belles et qui ont connu un grand succès, mérité ou non, ils nous entretiennent d’une mythologie qui nous est étrangère, de réalités qui ne sont pas les nôtres : la route 66, Tennessee, le motel, Memphis, le jambalaya et que sais-je ?. Mais en Argentine, avec cette longue tradition d’une musique "bien de chez nous" qui a ses racines dans l’héritage oral des payadores et dans les lignées de musicien de tango, une musique qui s’accroche pour continuer d’exister en dépit de toutes les adversités, reflet de ce que les Argentins appellent avec tendresse "lo nuestro", il y a eu des auteurs-compositeurs originaux, Litto Nebbia en tête, qui ont pris la même grand-route mais délibérément à contresens. Ceux-là parlent de leur pays, de sa situation, de ce qui s’y vit et en parlent en castellano. Ce qui ne veut pas dire qu’ils vomissent le rock anglo-saxon. Loin de là. Parce qu’ils ont pu sauvegarder et faire s’épanouir leur propre culture, leur propre sensibilité, ils sont tout à fait capables d’accueillir la musique venue d’ailleurs, de se laisser toucher par elle et de mêler leur voix et leurs instruments à ce répertoire venu des USA ou de Grande-Bretagne. Dans la plus pure fidélité à ce processus de creuset multi-ethnique qui fondent ces pays métissés que sont l’Argentine et l’Uruguay. Et c’est pourquoi à la surprise de certains lecteurs, ce blog parle aussi de rock et de jazz...

Il y a vingt ans, Litto Nebbia a poussé le service de cette culture nationale (et même binationale, parce qu’il n’est guère concevable de séparer Argentine et Uruguay) jusqu’à se faire producteur de disques. Il a donc fondé sa propre maison, Melopea Discos, aujourd’hui installée dans une tranquille petite maison du quartier de Villa Urquiza. Une maison comme ses voisines, qui passe inaperçue... Sous ce label indépendant, qui a sans doute de toutes les maisons de disques argentines le catalogue de música nacional le plus riche (tango, rock, jazz, folklore et aussi flamenco), il a sorti les derniers disques de Roberto Goyeneche et de Tito Reyes, sorti des inédits de Piazzolla et Ferrer et assuré les premiers enregistrements d’un fabuleux trio, les Maestros Raúl Garello et Horacio Ferrer interprété par un chanteur de grand talent hélas décédé, Gustavo Nocetti, des albums bouleversants autour de la figure de Goyeneche (Amigos 1993, Tributo al Polaco Goyeneche, El Polaco cuenta y conta su historia....) et quelques DVD "imperdibles", comme La historia vuelve a repetirse (l’histoire se répète), le préféré de tous mes DVD de tango : un documentaire fait avec le coeur sur le poète et compositeur Enrique Cadícamo, alors âgé de 95 ans et des poussières, avec toute sa tête et son caractère bien trempé...

Le 17 octobre, Litto Nebbia a assuré la partie musicale d’une des manifestations du Día de la Lealtad, la fête de la loyauté en souvenir du 17 octobre 1945, départ de la saga péroniste (encore un grand symbole de la volonté d’indépendance politique et économique des Argentins). 70 000 personnes autour d’une scène immense dressée au dessus du Paraná, l’une des deux principales rivières qui forment le Río de la Plata en débouchant, un peu au nord de Buenos Aires, sur l’autre rivière, énorme elle aussi, qu’est l’Uruguay. Dans ces occasions-là, bien sûr, la musique, c’est la cinquième roue du carrosse. En Argentine, les manifestations politiques restent des manifestations politiques, le spectacle n’y est qu’un plus. Le syndrome de la Fête à Neuneu qui a gagné la Fête de l’Huma à la Courneuve depuis de nombreuses années n’est pas encore à l’ordre du jour en Argentine et surtout pas chez les péronistes, toujours bien accrochés à leur banderoles bicolores et à leurs immenses portraits d’Evita...

Il y a quinze jours, Litto Nebbia partageait une scène certes plus modeste en taille (quoi que... La salle accueillait tout de même un millier de spectateurs....) mais certainement plus mélomane avec Pablo Agri, un violoniste de tango en pleine ascension, lui même fils d’un autre grand violoniste, Antonio Agri, qui a joué souvent avec Astor Piazzolla. Pablo Agri et Litto Nebbia se sont mêlés à un orchestre de cordes composé d’une vingtaine de jeunes instrumentistes (les orchestres de jeunes musiciens en début de carrière sont légions en Argentine et singulièrement à Buenos Aires). Au programme, un bon paquet de morceaux signés par Litto, tirés de ce qu’il appelle (et pas seulement lui) música de corte ciudadano (2). Ils ont aussi interprété le très beau et très noir tango Fuimos, de José Dames et Homero Manzi, où Homero Manzi fait parler un amant (ou une amante) au seuil de la rupture et Oblivión, un grand Piazzolla dont vous n’aurez pas de mal à trouver diverses versions par une foultitude d’interprètes généralement très bons et vous pourrez vous amuser à faire des comparaisons.

La semaine prochaine, Litto Nebbia sera l’invité de The Draytones, un groupe de rock inspiré par les Beattles. Ce sera dans le cadre d’un important festival à destination d’un public de jeunes avec beaucoup d’artistes venant des Etats-Unis et d’Angleterre. Les Draytones sont des Britanniques et ils ont inscrits à leur répertoire des morceaux de Litto Nebbia, dont plusieurs qu’il a composés il y a un certain nombre d’années, quand il était adolescent.

Du coup, on pourra sans doute écouter Litto Nebbia à Londres cet été car The Draytones vont le faire venir. Il passera aussi deux mois à en Espagne, où il est passablement connu et apprécié, comme artiste et comme producteur. Et qui sait si, à condition que les Parisiens soient très, très, très sages, on ne pourrait pas l’entendre aussi quelque part dans la capitale hexagonale. Rien n’est fait pour l’heure et Dieu sait que c’est compliqué de faire venir en France les vrais artistes de tango... Affaire à suivre.

En attendant, les Parisiens se régaleront du tour de chant que viennent faire deux des poulains de Litto Nebbia au Squat Sans Plomb, M° Mairie d’Ivry, le 3 novembre à 21h30 (cf. les articles consacrés à Mariel Martínez et Alejandro Picciano que vous pouvez retrouver dans ce blog si vous cliquez sur le mot clé Melopea, en haut de cette entrée, sous le titre). Et ils pourront aussi se précipiter sur le tout nouveau disque tango du catalogue de cette maison, De mi barrio, où ces jeunes musiciens interprètent avec la voix et une guitare quelques grands classiques immortels.

Pour ceux qui veulent savoir un peu mieux qui est Litto Nebbia et que sa musique intéresse, vous aurez tout (y compris l’achat en ligne) sur le site de Melopea. Je renvoie également (tant qu’à faire) à ce que j’écrivais au retour de Buenos Aires sur un gros tas de disques et de livres qui m’ont été offerts pendant mon séjour là-bas et parmi lesquels figurent de très beaux cadeaux de sa part (cliquez ici).

Et en attendant de l'écouter, en direct ou sur disque, ça vous dit de le lire ?
Voilà le début d'une chanson ciudadana qui a été interprétée par un nombre considérable d'artistes, dont Susana Rinaldi, José Angel Trelles (tous deux chanteurs de tango) ou Mercedes Sosa (une grande chanteuse folkloriste) : Sólo se trata de vivir (partition éditée par Warner Chappell)

Dicen que viajando se fortalece el corazón
Pues andar nuevos caminos
Te hace olvidar el anterior
Ojalá que esto pronto suceda,
Así podrá descansar mi pena
Hasta la próxima vez

Y así encuentras una paloma herida
Que te cuenta su poesía de haber amado
Y quebrantado otra ilusión
Seguro que al rato estará volando,
Inventando otra esperanza
para volver a vivir
Letra y música Litto Nebbia

Il s'agit de vivre et rien d'autre
On dit que les voyages rendent le coeur fort
Tiens... prendre de nouveaux chemins
Te fait oublier le précédent.
Si seulement cela pouvait arriver vite !
Alors je pourrai laisser reposer mon chagrin
Jusqu’à la prochaine fois

Et alors tu tombes sur une colombe blessée
Qui te raconte sa poésie d’avoir aimé,
Et un nouveau rêve d’avenir encore disloqué,
Bien sûr que dans un moment elle sera là à voler
en inventant un nouvel espoir
pour se remettre à vivre.
(Traduction Denise Anne Clavilier)


(1) Eddy Mitchell, Johnny Hallyday, Dirk Rivers. A se demander ce qui a pu passer dans la tête de Claude François pour qu’il conserve un nom aussi franchouillard...
(2) de corte ciudadano : une image empruntée à la couture et au métier du vêtement. El corte, c’est la coupe, la façon de tailler un vêtement. L’image est fréquente en Argentine lorsqu’il s’agit de qualifier un style musical ou artistique : de corte bailable, de corte antiguo, de corte moderno... La même expression est utilisée en Espagne dans l’enseigne d’une célèbre chaîne de grands magasins, el Corte Inglés (la coupe anglaise, qui était du dernier chic en Espagne au début du 20ème siècle, du temps du règne d’Alphonse XIII et de son épouse anglaise, la Reine Victoria Eugenia. Dans de corte ciudadano, l’adjectif est une référence à la ville (de Buenos Aires) et donc et au courant musical du tango.