mercredi 1 octobre 2008

Et c’est reparti pour un tour ! [actu]

Ne pouvant pas parvenir à un accord autour de la table de négociation avec le Gouvernement, estimant que ce dernier "les a mis en chambre froide sans laisser d’espace à la discussion", el campo (les organisations professionnelles du monde agricole) a décidé de reprendre la grève de l’approvisionnement. A partir de vendredi 0h jusqu’au mercredi 8 octobre à minuit, soit 6 jours francs, les producteurs agricoles ne vendront plus de céréales aux industriels nationaux ni à l’exportation et ne vendront plus non plus d’animaux sur pied aux abattoirs du pays (à l’exception d’une province gravement affectée par la plus grave sécheresse qu’on ait jamais vue depuis longtemps, et ce en ce tout début de printemps). De plus, ils retourneront manifester sur les routes du pays, sans toutefois, promettent-ils, monter aucun barrage même filtrant (ce qu’ils avaient fait d’avril à juin).

Les six jours de grève se termineront par une grande manifestation devant le Congrès, dont el campo attend la solution du problème. Ils l’avaient déjà espérée en juin et juillet lorsqu’un grand débat, ouvert et démocratique, avait eu lieu et avait empêché le vote de taxation à taux variable indexé sur le cours mondial des matières premières agricoles. Certes, le vote avait été empêché in extremis, à une voix près, celle du Président du Sénat et Vice Président de la République. Julian Cobos avait voulu, ce faisant, acté que la solution proposée par le Gouvernement divisait trop profondément le pays pour acquérir force de loi dans une démocratie digne de ce nom.

Les quatre organisations qui manifestent sont la Sociedad Rural, fondée en 1866, Coninagro (Confederación Intercooperativa Agropecaria Cooperativa Limitada) fondée en 1956, les CRA (Confederaciones rurales agricolas), fondées en 1943, et la Federación Agraria Argentina, fondée en 1912, réunies en coordination, la Mesa de Enlace (la table de la concertation). La Federación Agraria et les CRA sont des organisations professionnelles des petits producteurs (la FAA) et de producteurs petits et moyens (les CRA), qu’ils soient indépendants ou, pour la majorité d’entre eux, locataires (fermage, métayage) de grands propriétaires latifundiaires, rassemblés de leur côté dans la prestigieuse et fastueuse Sociedad Rural. La Coninagro est une coopérative de coopératives de producteurs, la FAA un syndicat de producteurs agricoles locataires ou salariés qui se rassemblèrent en 1912 pour défendre leurs droits et leur dignité face aux propriétaires qui les exploitaient. Dans certains domaines, la FAA fonctionne sous forme coopérative. Elle a des liens avec le Credito Cooperativo, a une branche féminine, etc...

2008 marque une étape importante dans l’histoire politique de ce grand pays agricole qu’est l’Argentine : c’est la première fois que gros propriétaires (la Rural) et producteurs de terrain (FAA, Coninagro et CRA) font alliance contre le gouvernement. Ce n’était jamais arrivé jusqu’alors tant la fracture sociale, entre possédants et non possédants, demeure forte dans le monde agricole.

La façon dont les journaux rendent compte de cette décision est fort éclairante : les grandes fractures idéologiques de l’Argentine apparaissent ouvertement.

La gauche altermondialiste de Página/12 y va de ses titres coups de patte toujours pleins d’humour mais l’humour ne saurait cacher la virulence de l’attaque : Ils lancent un autre lock-out pour ne pas perdre les bonnes habitudes et En roulant à droite et en sens interdit (ce qui met dans le même panier idéologique des organisations dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles sont politiquement très dissemblables les uns des autres).

Clarín, qu’on pourrait classer au centre, est plus mesuré (comme toujours) et se contente d’un titre factuel : le secteur agricole renoue avec la grogne et fait grève pour six jours.

La Nación (droite sarmientiste, qu'on aurait tendance à dire "éclairée" mais c'est peu aimable pour les autres) titre sobrement Violents affrontements entre le Gouvernement et le secteur agro dans l’antichambre d’une nouvelle grève et souligne les propos des plus discourtois ("baissez donc les décibels !") de certains ténors de la majorité à l’égard des ruralistas, comme on nomme les adhérents des fédérations agricoles.
Dans un autre article, l’éditorialiste s’en prend beaucoup plus nettement et très vertement à un député K (la majorité péroniste tendance Kirchner), Carlos Kunkel, qui a osé se moquer des agriculteurs sinistrés par la sécheresse comme Marie-Antoinette aurait raillé la foule affamée en disant "S’ils n’ont plus de pain, qu’ils mangent de la brioche". Le député K, s’exprimant sur les ondes de Radio Continental, après avoir reproché aux fédérations agricoles de vouloir influer d’une manière corporatiste sur la politique du pays, a fini par conseiller aux agriculteurs de la province sinistrée de "demander à Bergoglio [Monseigneur Jorge Bergoglio sj, archevêque de Buenos Aires, considéré par une certaine gauche comme le grand manitou, la tête penseuse de l’opposition] de prier plus fort et de faire pleuvoir parce que nous [la majorité au pouvoir] nous ne commandons pas aux nuages" (la citation entre guillemets sert de titre à l’article).

Quand à La Prensa (la droite patronale, la droite économique, celle qu’avec nos catégories politiques, on serait tenté de dire libérale), il titre lui aussi avec retenue : Le secteur agricole annonce une reprise des grèves mais sans barrages sur les routes.

On sent chez les éditorialistes de droite une grande vigilance pour que les excès de langage et d’action restent du côté du Gouvernement. Ils entendent visiblement capitaliser au profit de l’opposition nationale la sympathie que le premier mouvement de grève avait suscitée dans une majorité de la population, malgré les innombrables inconvénients qui s’en étaient suivi (pénuries alimentaires, pénurie de combustible et de carburant, entraves à la libre circulation dans le pays...). La gauche, de son côté, en ces premières heures du retour à la tension conflictuelle, cultive une vision assez manichéenne de la situation : 25 ans après le retour de la démocratie, les plaies sont encore béantes des dictatures qui ont reçu le soutien des organisations patronales ou patriciennes, parmi lesquelles la Rural n’a pas été la moins active.


Pour aller plus loin et en VO :
La Federacion Agraria : http://www.faa.com.ar/
La Rural : http://www.ruralarg.org.ar/ (fondée en 1866)
Les CRA : http://www.cra.org.ar/
Coninagro : http://www.coninagro.org.ar/
La Prensa : http://www.laprensa.com.ar/
La nacion : http://www.lanacion.com.ar/
Pagina/12 : http://www.pagina12.com.ar/diario/ultimas/index.html
Clarin : http://www.clarin.com/