lundi 6 octobre 2008

Pour une gestion durable des bandonéons [actu]

Logo de la fabrique Arnold à Carlsfeld

Le 24 septembre, au Teatro 25 de Mayo, pendant un concert de la Orquesta de Tango de la Ciudad de Buenos Aires, un voleur a pu s’emparer, sur la scène, du bandonéon d’un des musiciens, Carlos Corrales, et quitter le théâtre avec son trésor dans les mains sans être inquiété ni repéré. L’instrument volé est un AA (prononcez Doble A), de couleur noire et ornée d’une marqueterie de nacre (autrement dit, c’est le plus beau modèle vendu en série faites à la main par Alfred Arnold en son temps). Celui-ci est facilement repérable car son propriétaire avait pris la précaution d’inscrire son nom et son numéro de carte d’identité à plusieurs endroits à l’intérieur de la caisse de résonance (il suffit donc de démonter le boîtier noir et marqueté pour le voir). En outre, le fermoir gauche est rembourré ainsi que le cuir des poignées. Le musicien a fait aussitôt diffuser un signalement et promet une récompense financière à qui pourra lui donner des informations valides sur le sort de son instrument (1).


A nous, de loin, ceci peut nous paraître une bonne plaisanterie à ponctuer d’un "Ils sont fous, ces Argentins !" dans les dîners en ville. Mais à Buenos Aires, il n’en est rien. Depuis la disparition du dernier fabricant de bandonéons, en Allemagne de l’ouest, en 1971, et malgré la résurrection, il y a peu, à Carlsfeld, en Saxe, de l’ancienne fabrique de la famille Arnold dans les ateliers restitués après la réunification de l’Allemagne, où les descendants d’Alfred Arnold s’efforcent de reconstituer les secrets de fabrication de leur aïeul, ces instruments se font très rares sur le marché, surtout les plus solides et les plus appréciés, les Doble A, qui furent fabriqués de 1910 à 1933 et peuvent, semble-t-il, durer 100 ans. Or tout ce qui est rare est cher. Et la vie est donc dure pour les musiciens quand il leur faut acquérir un instrument. Sans parler de la dimension affective qui s’attache à ce compagnon de musique...


Mi viejo fueye querido,
Yo voy coriendo tu suerte
Cuando tallan los recuerdos, Enrique Cadícamo


Mon vieux soufflet bien aimé
Je m’en vais subir le même destin que t
oi
Traduction Denise Anne Clavilier


La situation est si dramatique que la bonne centaine d’artistes réunis au sein de la Unión de las Orquestas Típicas (UOT) ont instamment prié, à travers une campagne de tracts en août dernier, les touristes présents au Festival du Tango à Buenos Aires de s’abstenir désormais d’acheter des bandonéons. Et, depuis son stand du Festival, la UOT a même lancé une pétition pour que le bandonéon soit déclaré Patrimoine national en Argentine. Le Maestro Raúl Garello, la bandonéoniste et compositeur de El Arranque et premier bandonéon de la Orquesta Escuela de Tango Emilio Balcarce, Ramiro Gallo, et le Vice Président de la Academia Nacional del Tango, Gabriel Soria, ont soutenu publiquement cette initiative dans les murs du QG du Festival qu’était le grand magasin abandonné de Harrods.


Les bandonéons ne sont pas de jolis souvenirs de vacances mais bel et bien des outils de travail pour des centaines de musiciens. Par raison et non pas par pitié, si vous voulez rapporter un bandonéon en souvenir, achetez-vous un pin’s, un bibelot, un mate pyrogravé, une boîte de sujets moulés à la chocolaterie de la rue Florida, un tableau, un t-shirt, bref un bando en effigie mais pas un bando qui fasse de la musique. Ceux-là, laissez-les aux gens dont c’est le métier... Qu’on ne voie jamais sur une scène de tango ce qu’on voit désormais partout dans les orchestres symphoniques : ces interprètes crispés et à l’allure paranoïaque qui ne lâchent jamais leur stradivarius, même pas pour accepter un bouquet de fleurs, d’autant que ce n’est pas leur violon ou leur violoncelle mais celui qu’une banque a bien voulu leur prêter !


Dans un très beau tango intitulé Te llamaremos Bandoneón (nous t’appellerons Bandonéon), le poète Alejandro Szwarcman dit de ce symbole musical de Buenos Aires :


Al hombre gris de la ciudad
Lo fue metiendo en su pulmón
Y Dios le dijo al despertar:
"- te llamaremos bandoneón -".
(Alejandro Szwarcman)


L’homme sans couleur de la ville
Il se l’est fourré dans le poumon
Et Dieu lui a dit, en se réveillant :
"Nous t’appellerons Bandonéon."

Traduction Denise Anne Clavilier





(1) à toutes fins utiles, si un internaute qui lirait cet article avait des informations éclairantes sur ce vol, qu’il veuille bien contacter Carlos Corrales par téléphone (depuis l’international, c’est le 00 54 11 4278 2216). L’information a été en autre relayée par Fractura Expuesta.