5ème épisode de mon feuilleton spécial Bicentenaire de l'Argentine, avec le déroulé au jour le jour de la Semana de Mayo, entre le 18 et 25 mai 1810.
Tôt au matin de ce mardi-là, 600 hommes du peuple, armés de bric et de broc mais bien décidés à en découdre s'il le faut, prennent position tout autour du Cabildo, sur la Plaza Mayor (aujourd'hui Plaza de Mayo) pour s'assurer que le Cabildo Abierto sera tenu en présence d'une majorité de Criollos.
Ni la Avenida de Mayo, qui date des années 1880, sous la mandature municipale de Torcuato de Alvear, ni la Diagonal, qui sera percée dans les années 30 en prévision des fêtes du 400e anniversaire de la première fondation de Buenos Aires, n'existent encore. C'est donc essentiellement sur la place que veillent ces hommes en armes, ceux qui, la veille au matin, étaient allés réclamer la démission du Vice Roi et que Saavedra avait réussi à convaincre de se disperser.
Ont-ils changé d'avis depuis la veille, alors qu'ils arboraient un ruban blanc en signe d'union entre les Criollos et les Espagnols ? Ou leur position de la veille était-elle, elle aussi, une couverture pour s'en prendre à la personne du Vice Roi sans paraître vouloir atteindre l'Espagne ? Ou veulent-ils seulement rester fidèles au Roi que l'on pense acquis aux idées révolutionnaires et libérales ? Les avis des historiens varient sur ce point. Toujours est-il qu'ils semblent bien laisser surtout passer les natifs de Buenos Aires et de la région.
Dans cette colonie encore très imprégnée de l'esprit oligarchique espagnol, des 450 notables invités la veille par Cisneros, acculé à la convocation du Cabildo Abierto, seuls 250 sont là. Il est possible que de nombreux partisans du Vice Roi, ou supposés tels par Cisneros lui-même, n'aient pas osé venir affronter des adversaires politiques qu'ils savent très déterminés, surtout si en plus, il fallait traverser une Plaza Mayor pleine de gens de basse extraction armés jusqu'aux dents.
La question politique qui se pose à cette assemblée est simple : le vice-royaume doit-il maintenir ses institutions en l'état et obéir à l'Espagne bonapartiste ou doit-il s'auto-gouverner, comme la coutume espagnole lui en donne le droit lorsque l'autorité légitime du Roi a cessé d'exister ?
En quoi consiste la tradition du droit politique espagnol ? En ce qu'en l'absence d'un roi légitime, le peuple retrouve l'exercice de l'autorité politique (qu'il n'a fait que déléguer au roi) et institue en lieu et place du prince défaillant une Junta (assemblée) qui exerce alors le pouvoir effectif, dévolu en temps normal au monarque. Il en va de même lorsque le roi est mineur et qu'il est procédé à l'élection d'un conseil de régence, comme c'est le cas ailleurs dans l'Europe royaliste, conseil de régence pour le choix duquel les différents corps constitués du Royaume, à travers notamment la bourgeoisie des grandes villes historiques, sont consultés ainsi que ceux des différents vice royaumes qui envoient des députés de tout l'Empire colonial. La grande différence entre ce qui se passe en Espagne et ce qui se passe dans la plupart des autres pays d'Europe, y compris le Royaume-Uni, depuis la Grande Charte de Jean Sans Terre, c'est l'argument juridique qui fonde l'établissement de cette assemblée ou de ce conseil : le pouvoir est la légitime propriété du peuple qui, dans ce cas, le récupère (1). En effet, en Espagne, la monarchie absolue n'a jamais existé en droit (même si dans les faits, une monarchie très autoritaire, s'appuyant sur l'Inquisition locale, a bel et bien existé) : dans plusieurs des royaumes qui s'unirent progressivement, à partir de 1492, pour former l'Espagne actuelle, la monarchie a toujours consisté sous la forme de régimes établis sur le consentement du peuple, avec possibilité pour ce dernier de renverser légalement le roi si celui-ci manquait à ses devoirs envers lui, ce qui n'existait pratiquement nulle part en Europe. L'Espagne unifiée a conservé plusieurs de ces traditions de pouvoir tempéré, en mêlant les traditions castillanes et aragonaise à partir du mariage entre Isabelle de Castille et Ferdinand d'Aragon, avec une sorte de surveillance exercée par les Grands et les Cortes, où siégeaient des représentants des villes majeures des différents royaumes formant l'Espagne (ou les Espagnes).
C'est à l'élection d'une telle Junta qu'ont procédé les Espagnols hostiles à la France à l'arrivée de Joseph Bonaparte, roi tout ce qu'il y avait de plus illégitime, en 1808 : l'Espagne fidèle à elle-même a désigné une Junta, baptisée Junta Central Suprema, plus connue dans l'histoire sous le nom de Junta de Sevilla. C'est cette Junta, représentant le roi Ferdinand VII, empêché, qui a révoqué Santiago de Liniers, l'avant-dernier vice roi, Français de naissance, en janvier 1809, et nommé à sa place cet imbécile pusillanime et réactionnaire qu'était Baltasar Cisneros.
A la chute de la Junta de Sevilla, à la fin janvier 1810, à la suite de querelles internes et du progrès de l'occupation française, les Espagnols élisent un Conseil de Régence, habilité, de jure et non de facto, à exercer l'autorité sur l'ensemble des terres du Roi d'Espagne, y compris les Colonies des Indes Occidentales. A ceci près que les peuples concernés n'ont pas été consultés à la constitution du Conseil de Régence. Les délais et les incertitudes du voyage des députés des colonies, vers une Espagne en guerre contre la France, rendaient de toute manière une telle consultation impossible.
Dès lors, pendant les débats de ce mardi 22 mai 1810 au matin, dans le Cabildo de Buenos Aires, on voit s'affronter deux analyses juridico-politiques de la situation totalement incompatibles l'une avec l'autre et diamétralement opposées :
- le statu quo : sans consigne contraire de Madrid, Cisneros, nommé par la dernière autorité légitime de la Métropole (Madre Patria) est le représentant légitime de l'autorité et les habitants du vice Royaume lui doivent fidélité et obéissance. C'est en particulier la position de l'évêque de Buenos Aires, une position qui va marquer durablement l'histoire et les rapports traditionnellement très tendus entre l'Eglise catholique et le nationalisme argentin dans toutes les périodes de crise qu'a traversé le pays depuis 200 ans... Ce sont, semble-t-il, les tenants de cette conception des choses qui sont les premiers à prendre la parole, dans ce lieu qui représente si fort le pouvoir métropolitain et aristocratique.
- la solution révolutionnaire qui consiste alors, dans l'esprit des participants au Cabildo Abierto, à élire une Junta chargée de gouverner la région (junta de gobierno), ce que les partisans de cette solution justifient en refusant de reconnaître le Conseil de Régence, établi sans leur avis, ce qui, en droit, constitue alors bel et bien un vice de forme.
Durant les débats, on voit poindre un autre argument en faveur du statu quo, un argument non pas fondé en droit mais relevant d'une conception strictement politique et pragmatique de l'Empire colonial, un argument qui est une bombe à retardement : certains Espagnols, qui vivent à Buenos Aires parce qu'ils y ont été envoyés par la Métropole (sorte de fonctionnaires) ou parce qu'ils sont les représentants locaux de sociétés commerciales ibériques (des négriers par exemple ou des grossistes en cuir), ces Espagnols soutiennent donc que Cisneros doit rester en place parce que, dans l'Empire, l'avis des Espagnols prime sur l'avis des Criollos. Dans l'atmosphère pré-révolutionnaire qui règne dans la ville depuis cinq jours, l'argument, pour marginal qu'il soit en ce 22 mai 1810, n'est pas fait pour apaiser les esprits.
Durant les débats, on voit poindre un autre argument en faveur du statu quo, un argument non pas fondé en droit mais relevant d'une conception strictement politique et pragmatique de l'Empire colonial, un argument qui est une bombe à retardement : certains Espagnols, qui vivent à Buenos Aires parce qu'ils y ont été envoyés par la Métropole (sorte de fonctionnaires) ou parce qu'ils sont les représentants locaux de sociétés commerciales ibériques (des négriers par exemple ou des grossistes en cuir), ces Espagnols soutiennent donc que Cisneros doit rester en place parce que, dans l'Empire, l'avis des Espagnols prime sur l'avis des Criollos. Dans l'atmosphère pré-révolutionnaire qui règne dans la ville depuis cinq jours, l'argument, pour marginal qu'il soit en ce 22 mai 1810, n'est pas fait pour apaiser les esprits.
Un autre argument va être développé, riche lui aussi de toute une querelle jamais apaisée en Argentine : le procureur, qui est un partisan de Cisneros, affirme (et bien sûr, il a raison en droit) que le Cabildo Abierto de Buenos Aires ne peut pas se prononcer pour la destitution de Cisneros et l'établissement d'une Junta de Gobierno sans que se soient prononcées aussi les autres villes formant le Vice Royaume (dont l'Uruguay et le Paraguay actuels font alors partie). Ce qui n'est que retourner contre eux l'argument des révolutionnaires, les Saavedra et autres Belgrano, qui ne veulent pas entendre parler du Conseil de Régence, parce qu'aucun député des Colonies n'a participé aux délibérations. Or ce débat sur la légitimité ou non de Buenos Aires de décider pour tout le pays sera un fil rouge de toute l'histoire de l'Argentine. Cette querelle, dont on trouve encore, paradoxalement, la trace en ce moment même dans les dissensions incessantes entre Cristina Kirchner et Mauricio Macri, qui, à la tête de la Ville de Buenos Aires, se considère comme dirigeant une Province reculée en lutte avec la Capitale fédérale. Dans cet argument du procureur Manuel Genaro Villota, il y a en germe la guerre civile entre unitaristes et fédéralistes, entre Rosas et Lavalle, puis entre ce même Rosas et Urquiza, entre l'Argentine intérieure et la Capitale, et ça fait 200 ans que ça dure.
C'est Juan José Paso, que l'on a vu le 19 mai au soir, s'écrier ¡Viva Buenos Aires libre! (2) qui va réussir à casser la pertinence de l'argument : en bon avocat et en bon orateur qu'il est, il commence par donner raison à Villota mais ajoute que la gravité de l'heure exige qu'une décision soit prise à Buenos Aires (capitale du Vice Royaume depuis 1776) pour éviter que les forces françaises ne viennent s'emparer aussi de ce territoire américain (3). Et comme il faut aussi consulter les autres villes, on le fera dans un deuxième temps, le plus rapidement possible, dès lors que la Hermana Mayor, la sœur aînée (à savoir Buenos Aires), aura pris une décision. Et à ce moment-là, elle consultera ses petites sœurs. Avec cette expression, Paso se réfère aux sociétés commerciales où l'on parle déjà de sociétés mères et de filiales (qu'on appelle sociétés filles). Ainsi Buenos Aires et les autres villes sont toutes considérés comme des sœurs, donc sans lien de subordination. Il ne rétablit pas entre Buenos Aires et les autres villes de la région le lien qui existe en droit entre Madrid (Madre Patria) et elle-même mais, du coup, elle s'adjuge tout de même au passage un droit d'aînesse dans la conduite des affaires de toute la région. Ce qui ne peut que flatter les Portègnes, rassemblés au Cabildo, si fiers que leur ville ait été choisie quelques années auparavant seulement, comme capitale du tout nouveau (et si éphémère) Vice Royaume du Rio de la Plata.
Un curé propose alors que le pouvoir soit assumé par l'administration huilée que représente le Cabildo (sans vice roi) jusqu'à la tenue des élections d'une Junta de Gobierno en bonne et due forme, par une représentation de toutes les villes composant le vice royaume.
Saavedra prend alors la parole : il soutient cette proposition de remise de l'autorité au Cabildo, demande la formation d'une Junta par le Cabildo mais déclare aussi solennellement qu'il n'y a "plus aucun doute que celui qui confère le pouvoir ou le commandement, c'est le peuple". De la sorte, il empêche le Cabildo d'en faire à sa fantaisie et le contraint à respecter la volonté du peuple (ou au moins celle des notables criollos). L'un des partisans de longue date de la formation d'une Junta, Castelli, un fonctionnaire de l'administration coloniale, se joint à sa position. La légalité espagnole est ainsi sauve. C'est l'organisme administratif colonial qui prend les choses en main, la fonction de Vice Roi est caduque (au moins temporairement, jusqu'à ce qu'une instance légitime puisse à nouveau se prononcer en Espagne sur le sujet), Cisneros est destitué sans essuyer de désaveu politique et Buenos Aires n'a pas rompu avec l'Espagne, même si celle-ci se trouve (temporairement, peut-être) soumise à la coercition militaire des Français.
On procède au vote : il y a 155 voix pour la destitution de Cisneros et 66 pour son maintien en fonction. Parmi les 155 personnes qui se prononcent pour la destitution du Vice Roi, 87 votent pour la proposition émise par Saavedra, rejoint par Castelli.
Il est près de minuit lorsque la séance est levée. Et Buenos Aires n'a officiellement plus de Vice Roi.
Il est près de minuit lorsque la séance est levée. Et Buenos Aires n'a officiellement plus de Vice Roi.
Pour en savoir plus :
Consulter le site officiel argentin du Ministère de l’Education sur le Bicentenaire (uniquement en espagnol)
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(1) Ce qui vous explique pourquoi, dans l'entrevue des officiers supérieurs avec le Vice Roi dans la soirée du 18 mai. Saavedra a pu dire que le peuple reprenait en main ses propres droits et était déterminé à les exercer pour et par lui-même. C'était dire déjà que le peuple ne reconnaissait ni l'autorité de Joseph Bonaparte ni celle du Conseil de Régence, établi autour de Fernando VII.
(2) Buenos Aires, cela ne vous a pas échappé... Pas Mendoza ou Montevideo... Buenos Aires. Le reste du pays, le 19 au soir, au théâtre et devant la tirade d'un Cicéron de tragédie décadante, c'est tout de même le dernier des soucis de Paso.
(3) Rappelez-vous l'argument du colonel Saavedra devant le Vice Roi le 18 au soir : le peuple ne veut pas subir le sort des Espagnols ni être livré aux Français. En pratique, les forces françaises étaient loin d'être en état de venir faire la guerre dans les Amériques, d'autant que Napoléon avait déjà vendu la Louisiane aux Etats-Unis en 1803 pour récupérer l'argent nécessaire à la guerre en Europe. Argument juridiquement solide et politiquement un peu spécieux, avouons-le tout de même.