Belgrano et le drapeau (anunyme)
Depuis que le Vice Roi a appelé, hier, 18 mai 1810, au calme et à la fidélité à l’Espagne, désormais sous le pouvoir de Napoléon via son frère aîné Joseph, Cornilio Saavedra (1759-1829), important chef militaire partisan de l’ex-vice Roi Santiago de Liniers, et Manuel Belgrano (1770-1820), qui dessinera le drapeau argentin d’ici quelques mois, ont passé toute la nuit à réfléchir ensemble à ce qu’il convenait de faire en réponse à l’appel de Cisneros.
Ils ont passé une partie de la journée du vendredi dans les réunions de criollos, tous nés en Amérique du Sud, qui se sont tenues chez deux associés en affaire (une savonnerie), Nicolás Rodríguez Peña (1775-1853) et Hipólito Vieytes, (1762-1815), futur général en chef de l’Armée du Nord. A ces réunions assistaient aussi le militaire Juan José Viamonte (1774-1843) et le juriste Feliciano Chiclana (1761-1826) (1). On y a envisagé toutes les situations, y compris celles de la chute effective du dernier vestige du pouvoir du roi abdicataire, Carlos IV (Charles IV), ou de son successeur légitime, le roi Fernando VII (Ferdinand VII), la Junta Suprema Central, dite aussi Junta de Sevilla, de laquelle Cisneros prétend recevoir ses ordres pour gouverner le vice royaume du Rio de la Plata. L’Espagne est lointaine, il faut plusieurs mois pour savoir ce qui s’y passe or un journal, en provenance d’Europe et intercepté par Belgrano malgré la censure exercée par Cisneros (qui fait saisir toutes les gazettes des bâtiments qui accostent au port de Buenos Aires) raconte que la Junta de Sevilla s'est dissoute. A l’heure qu’il est, l’Espagne est probablement aux mains des Français, sans plus aucun Espagnol pour y exercer le moindre pouvoir, même fictif. Et de fait, c’est bel et bien le cas depuis la dissolution de la Junta le 30 janvier 1810.
Tôt, ce samedi matin,19 mai 1810, Belgrano et Saavedra vont trouver deux dignitaires de Buenos Aires, Juan José de Lesica et Julián de Leiva, qui ont des fonctions officielles au sein de l’administration du vice royaume, et les convainquent de la nécessité de réclamer au Vice Roi la tenue d’un Cabildo Abierto (cabildo ouvert) pour discuter de la politique à tenir face à l’Espagne occupée par les Français.
L’expression Cabildo abierto désigne alors une réunion entre le vice Roi (dont le siège du pouvoir est le Cabildo) et tous les notables de la capitale, voire au-delà de la capitale, lorsque l'urgence d'une situation ne permet pas de consulter Madrid. Comme il est fréquent sous l’Ancien Régime, cette réunion fait office de conseil élargi au tenant du pouvoir légitime, le Roi en Espagne, le vice Roi dans les colonies. Le Cabildo Abierto n’est pas sans rappeler la coutume française de la convocation des Etats-Généraux, à ceci près qu’il est moins formaliste et qu’il est convoqué selon des procédures plus expéditives et, dans les faits, plus arbitraires. Le Cabildo Abierto, comme les Etats-Généraux, comme les Parlements français d’Ancien Régime, a une fonction consultative, il n’a pas de pouvoir effectif à long terme. Il n’est pas la préfiguration de la souveraineté du peuple, telle que la Révolution française l’a théorisée et mise en place, mais une espèce de solution de rechange lorsqu'un danger grave menace les habitants trop éloignés de la Métropole pour en attendre du secours. La coutume s'apparente en ce sens aux pratiques en cours sur les navires lors des traversées des océans, quand le capitaine doit consulter son équipage, pour éviter tout risque de mutinerie à bord.
Saavedra et Belgrano expliquent aux deux officiels que si Cisneros ne convoque pas le Cabildo Abierto "ou le peuple le fera de lui-même ou il perdra la vie en tentant de le faire". La situation est proche de la mutinerie généralisée. Le vice roi est en effet si peu populaire et les gens reconnaissent si peu sa légitimité qu’il faut envisager la possibilité d’un bain de sang si Cisneros persiste dans sa conduite autocratique des affaires publiques.
Corniglio Saavedra (portrait par un peintre anonyme)
Lesica s’en va rencontrer le Vice Roi. Il lui rapporte les conclusions auxquelles sont parvenus Manuel Belgrano et Cornilio Saavedra.
Si vous vous promenez à Buenos Aires, vous y rencontrez deux avenues et deux quartiers qui portent le nom de ces deux héros de la Revolución de Mayo : Belgrano et Saavedra se touchent, les deux quartiers se situent au nord-ouest de Buenos Aires, dans le prolongement de Palermo. Belgrano est connu pour différents tangos qui le chantent et pour avoir longtemps abrité un champ de course hippique (hipodromo nacional, qui n’existe plus). Il accueille aujourd’hui le Stade Monumental dont l’équipe résidente est le River Plate, l’aristocratique et riche équipe de Palermo. C’est au Stade Monumental que s’est disputée en juin 1978 la finale de la coupe du monde de football dont l’Argentine est sortie championne pour la première fois, grâce aux buts marqués par Mario Kempes, surnommé el Matador (le tueur). Saavedra est le quartier du chanteur Roberto Goyeneche El Polaco, qui l’a rendu célèbre. C’est aussi celui du poète Raimundo Rosales, dont je vous parle parfois dans Barrio de Tango (voir le raccourci vers les articles qui lui sont consacrés dans la rubrique Vecinos del Barrio, dans la partie haute de la Colonne de droite).
Pour aller plus loin: consulter le site (en espagnol) consacré au Bicentenaire, placé sous la responsabilité du Ministère de l’Education argentin.
Pour lire les autres articles de cette série sur la Semaine de mai, cliquez sur le mot-clé "S de Mayo" dans le bloc Pour chercher, para buscar, to search, ci-dessus.
(1) la rue Rodríguez Peña est une des rues importantes du centre ville. Elle croise l’avenida Corrientes dans le quartier de San Nicolás. Les éditions Corregidor y ont leur siège qui est aussi leur librairie. Carlos Gardel y a vécu brièvement dans les années 20, avant d’acheter sa maison de la rue Jean Jaurés, dans le quartier de l’Abasto. La rue Vieytes est une rue du quartier de Barracas, au sud de la ville. L’hôpital psychiatrique Borda est installé sur une portion de cette rue qui a été rebaptisée à cet endroit du nom d’un ministre de la Santé du gouvernement Perón mais l’hôpital a longtemps porté le nom officieux et populaire de Vieytes et c’est ainsi qu’il est encore désigné dans Balada para un loco, par Horacio Ferrer, en novembre 1969. Voir mes articles sur le 40ème anniversaire de ce tango de Piazzolla-Ferrer. Balada para un loco fait partie des 231 textes présentés et traduits dans Barrio de Tango, recueil bilingue de tangos argentins, ed. du Jasmin. Il en va de même du tango Rodríguez Peña, dont la letra de Julian Porteño évoque avec nostalgie les milongas et salons de danse qui fleurirent dans cette rue dans les années 1910 et 1920, et où Gardel et Razzano se produisirent, ainsi que Vicente Greco et tous les musiciens de la Guardia Vieja.
Juan José Viamonte a donné son nom à une autre rue du centre de Buenos Aires. C’est sur la rue Viamonte que se situe le Centro Cultural Borges. Il en va de même de Feliciano Chiclana qui a, lui, une avenue dans le sud de Buenos Aires.