Nous continuons la série de sept épisodes qui vont nous permettre du 18 au 25 mai de revivre la Semaine de Mai qui a enclenché la Révolution Argentine et conduit le pays à son indépendance...
Ce dimanche matin-là, après l’entrevue de la veille avec Lesica, venu lui signifier l’exigence d’une partie importante des notables autochtones (criollos) de Buenos Aires qu'un Cabildo Abierto soit convoqué le plus vite possible, le Vice Roi Cisneros consulte l'un de ses dignitaires, Leiva, qui avait lui-même été informé par Belgrano et Saavedra de l’urgence d’appeler à cette grande réunion au Cabildo (siège local du pouvoir dans l'Empire colonial espagnol).
Leiva lui conseille de céder à la demande. Pourtant, avant de se décider, Cisneros veut prendre le pouls des chefs de l’Armée. Il convoque donc tous les officiers supérieurs présents à Buenos Aires dans sa résidence officielle en fin de journée et les exhorte à rester fidèles à la Couronne en lui jurant obéissance à lui, représentant de l’autorité royale. Mais de quelle Couronne et quel roi s’agit-il au juste ? L’information est à présent confirmée dans tout Buenos Aires que la Junta de Sevilla a disparu corps et bien dans une Espagne napoléonienne dépouillée de sa souveraineté et sur laquelle règne désormais un usurpateur, Joseph Bonaparte. Un bateau qui a accosté au port le 14 mai avait apporté une gazette de janvier qui racontait la chute de ce dernier vestige du pouvoir royal des Bourbons d'Espagne. Manuel Belgrano a pu s’en procurer un exemplaire en déjouant la censure du Vice Roi, qui empêchait les criollos d’accéder en direct à l’information en provenance de la Mère Patrie.
Or parmi les officiers convoqués à la résidence du Vice Roi, se trouve Cornelio Saavedra, qui est colonel du régiment de Patricios. Saavedra prend la parole et déclare en substance que les choses ont bien changé depuis la nomination du Vice Roi en 1809. L’Espagne existait encore à ce moment-là mais l’Espagne n’existe plus puisqu’elle n'est plus qu'une annexe de la France.
"Non, Monsieur, nous ne voulons pas subir le sort de l’Espagne ni être commandés par les Français, nous avons résolu de prendre en main nos droits et de les conserver pour nous-mêmes [sous entendu : ni pour vous, ni pour l’Espagne]. Celui qui vous a donné l’autorité de nous commander n’existe plus ; par conséquent vous-même ne disposez plus de cette autorité. Par conséquent, ne comptez pas sur les forces qui sont sous mon commandement pour vous y maintenir" (1)
Baltasar Cisneros, par un peintre anonyme (Museo Naval, Madrid)
Dans la soirée, les notables autochtones, les Criollos, se réunissent à nouveau chez Rodríguez Peña, comme ils l'avaient fait la veille. Les officiers, de retour de l'entrevue avec Cisneros, en rendent compte à leurs compatriotes. Les Criollos décident d’envoyer deux des leurs chez le vice roi, au Fort qui lui sert de résidence officielle, pour lui intimer l’ordre de renoncer à sa charge au nom du peuple dont ils estiment alors être la voix. Les deux représentants révolutionnaires trouvent le Vice Roi en train de jouer aux cartes avec un de ses proches et un aide de camp. Ils lui délivrent leur message. Cisneros se lève. Il est offusqué de l'insolence avec laquelle ils s’adressent à lui et remettre en question la légitimité du représentant du roi qu'il est, qu'il pense toujours être, avec une absence de lucidité politique, qui rappelle beaucoup l'incompréhension de Louis XVI devant la prise de la Bastille. Cisneros reste accroché à une situation d’Ancien Régime dont tout autour de lui démontre qu’elle est caduque. Les deux révolutionnaires poussent alors plus loin et annoncent au vice roi qu’ils ne lui accordent que cinq minutes pour prendre parti. Leiva cherche à plaider la position de Cisneros mais celui-ci, après en avoir brièvement délibéré avec des fidèles proches, capitule. La légende ultérieure lui prête des paroles peut-être un peu trop théâtrales pour être historiques : "Messieurs, comme je regrette les maux qui vont s’abattre sur ce peuple à cause de ce qui se passe maintenant ! Cependant, puisque le peuple ne m’aime pas et que l’armée m’abandonne, faites ce que bon vous semblera".
Un cabildo abierto est donc décrété. Il doit se tenir le 22 mai.
Le soir même, on joue au théâtre une tragédie sur le conflit politique entre Cicéron et César qui mit fin à la république romaine. Dans la grande tradition du théâtre du 18ème finissant, l’histoire antique sert de déguisement à des prises de position politiques. Le lieutenant de police veut ce soir-là faire remplacer la pièce par une autre, beaucoup plus neutre. La nouvelle se répand dans Buenos Aires comme une traînée de poudre : on crie à la censure politique et le comédien vedette est pressé de toute part de maintenir le programme prévu. Ce qu’il fait. Au quatrième acte, ce comédien, qui interprète Cicéron, héros de la liberté et de la République contre le tyran César, se lance dans une tirade qui remue profondément la salle. Dans le public de ce soir-là, il y a un juriste criollo, Juan José Paso, qui se lève, enthousiaste, et s'écrie : "¡Viva Buenos Aires libre!"
Dans deux jours, lors du Cabildo Abierto, ce juriste inventera la formule qui servira à légaliser la révocation du vice roi par le peuple.
Juan José Paso est né à Buenos Aires le 2 juin 1758, dans le Vice Royaume du Pérou, puisque le Vice Royaume du Rio de la Plata n’est pas encore institué (il ne le sera qu’en 1776). Il est mort le 10 septembre 1833 à San José de Flores, aujourd’hui un quartier qui fait partie intégrante de Buenos Aires mais qui était alors une bourgade située au sud-ouest de la capitale. Il a été l’un des appuis juridiques des fédéralistes Manuel Dorrego (1787-1828) et Juan Manuel de Rosas (1793-1870), qui étaient, dans les années 1830, de fervents partisans d’une Argentine où les Argentins seraient maîtres chez eux et ne dépendraient pas des puissances commerciales et politiques européennes, pas plus sur le plan politique que sur le plan économique. Ses restes reposent aujourd’hui au Cimetière de la Recoleta, où ils ont été transportés plus tard, après la création de ce cimetière en 1871, pendant la grande épidémie de fièvre jaune.
Pour aller plus loin :
Consulter le site consacré au Bicentenaire par le Ministère de l’Education argentin (en espagnol)
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(1) Cette phrase résonne un peu dans la mémoire des Argentins comme la déclaration de Danton : "Monsieur, allez dire à votre Maître que nous sommes là par la volonté du peuple et que nous n’en sortirons que par la force des baïonnettes". Elle ouvre un cadre inédit, celui d’une nouvelle légitimité.