Il y a deux cents ans (1) aujourd’hui s’ouvrait à Buenos Aires ce que les historiens allaient baptiser la Semaine de Mai (Semana de Mayo). Et depuis lors, dès qu’il y a plusieurs jours consécutifs de contestation pour faire changer les choses en Argentine, on les baptise Semaine : Semana Roja, Semana Trágica...
Aujourd’hui, 18 mai 2010, Barrio de Tango commence donc un petit feuilleton qui nous conduira jusqu’à la 1ère déclaration d’indépendance de ce qui allait devenir l’Argentine, déclaration proclamée le 25 mai 1810 au Cabildo de Buenos Aires. Ce feuilleton nous accompagnera jusqu’à mardi prochain...
Joseph Bonaparte, en habit de sacre comme Roi d'Espagne, par Gérard (Château de Fontainebleau)
Le 6 juillet 1808, Napoléon avait installé sur le trône d’Espagne son frère aîné, Joseph (1768-1844). La veille, Joseph, roi de Naples depuis le 31 mars 1806, avait cédé son royaume napolitain au Général Murat.
Un an auparavant, les Anglais avaient tenté de poser une deuxième fois le pied sur le sol du Vice Royaume du Rio de la Plata. On était en 1807 et un officier d’origine française, Jacques de Liniers, né à Niort en 1753, dans une famille de bonne noblesse, militaire de profession engagé dans la Marine espagnole des Indes occidentales, avait pris la tête des résistants à cette seconde invasion anglaise (la première avait eu lieu l’année précédente). Ces hauts faits d’armes lui valurent d’être nommé Vice-Roi à Buenos Aires, par les représentants en Amérique du gouvernement du roi Bourbon Charles IV dans les dernières semaines avant la victoire des armées napoléoniennes. Son règne fut un règne libéral mais ses amours scandaleuses pour l’époque (il aimait une femme de couleur) et sa nationalité française le firent assez vite mal voir des tenants de l’Ancien Régime, de cette Espagne coloniale d’avant les révolutions américaine et française. Il est donc démis de ses fonctions en juillet 1809 par la Junta Suprema Central qui continue de représenter le roi déchu pour le Nouveau Monde. Liniers est remplacé par un gentilhomme espagnol du nom de Cisneros. Bien que ses partisans l’invitent à résister à cette destitution, Liniers se soumet et se retire à Córdoba avec le titre qui lui est attribué de Comte de Buenos Aires. Là, il sera fusillé le 26 août 1810, par les contre-revolutionnaires de Córdoba.
En effet, depuis la destitution de Liniers en juillet 1809, les esprits s’agitent beaucoup dans ce qui est aujourd’hui le nord de l’Argentine, les Provinces de Córdoba, Mendoza et San Luis, les actuels Paraguay et Uruguay ainsi que le Pérou et le Chili. Et on s’interroge fort, en particulier à Buenos Aires, sur la pertinence de rester fidèle à cette Espagne désormais aux mains des Français. On vient de se battre contre les Anglais. Est-ce pour s’en remettre aux Français, même post-révolutionnaires ? Et puis, il y a un précédent important au nord du continent : la Révolution de 1776 par laquelle les Etats-Unis ont établi la souveraineté du peuple et se sont séparés de l’Angleterre.
Aussi le 18 mai 1810, le Vice Roi, Baltasar Hidalgo de Cisneros (1755-1829) adresse à la population du Vice Royaume un appel au calme et à la fidélité à l’Espagne, la Mère Patrie attaquée par Napoléon.
Or à cette époque-là, Napoléon représente les conquêtes politiques de la Révolution Française. En Espagne, il a en particulier mis fin à l’Inquisition, cette institution établie sous le règne conjoint des Rois Catholiques, Isabelle et Ferdinand, pour veiller à la pratique catholique la plus orthodoxe et interdire toute pratique secrète du judaïsme et de l’islam dans un pays où ces deux religions sont bannies depuis 1492 et qui, à la fin du 18ème siècle, est devenue une administration lourde et tatillonne qui entrave la vie culturelle et intellectuelle dans toute l’Espagne. En Amérique, chaque vice royaume a son Grand Inquisiteur qui se livre aux mêmes examens sclérosants. En Europe, Napoléon a mis fin ou il est en train de mettre fin à l’Ancien Régime un peu partout : dans de nombreuses principautés allemandes, dans les Pays-Bas et de nombreux états italiens. Or les patriotes des rives du Rio de la Plata, ces Criollos nés sur la terre américaine, viennent d’assister, en 1806 et en 1807, à un spectacle fort édifiant pour eux : mal entraînés et armés essentiellement de leur courage, ils se sont dressés contre l’envahisseur anglais tandis que les troupes régulières, placées par Madrid à Buenos Aires et à Montevideo, regardaient les combats en évitant le plus possible de s’en mêler.
Que peut donc bien signifier pour eux que de rester fidèles à cette Espagne lointaine, qui n’a pas su se défendre contre la Grande Armée et qui les a eux-mêmes si mal défendus contre l’envahisseur ?
Pour en savoir plus :
(1) Il y a 35 ans aujourd'hui disparaissait Aníbal Troilo, dit Pichuco, dit El Gordo. Troilo est le compositeur de Barrio de Tango. Ce soir, au Teatro Presidente Alvear, la Orquesta del Tango de la Ciudad de Buenos Aires lui rend hommage avec un grand concert (lire mon article du 11 mai 2010)