Il y a un peu plus d'une semaine, Mauricio Macri a été entendu par la justice dans le cadre de l'enquête sur les écoutes téléphoniques illégales qu'ont subies de nombreuses personnes s'étant porté parties civiles dans le procès de l'attentat de l'AMIA. De cette série d'auditions, le juge qui dirige l'enquête a conclu en faveur de l'inculpation du chef du Gouvernement de la Ville Autonome de Buenos Aires. Ce dont se réjouit le quotidien de gauche Página/12 comme vous pouvez le constater en lisant la une de ce dimanche matin.
Je vais essayer de vous résumer la situation (elle est ultra-compliquée et vraiment obscure) et vous allez voir que l'élection présidentielle de l'année prochaine, à laquelle Macri compte bien se présenter, s'annonce croquignolesque...
L'attentat de l'AMIA est un attentat antisémite, perpétré à Buenos Aires, contre le siège social de l'association mutuelle israëlite argentine, AMIA, le 18 juillet 1994 : une voiture piégée explose dans la matinée et fait 85 morts et 300 blessés, dont certains sont aujourd'hui handicapés à vie. A cette époque-là, Carlos Menem est Président de la République. L'enquête identifie très vite la voiture qui a servi à l'attentat et remonte rapidement à deux individus qui l'ont louée quelques jours auparavant, un père et son fils, deux Argentins d'ascendance syrienne. Comme le Président de la République de l'époque, surnommé encore aujourd'hui El Turquito (comme tous les descendants des immigrants venus de l'Empire Ottoman).
Le magistrat qui dirige l'enquête ordonne à la Police d'aller appréhender à leur domicile les deux individus. Sur place, elle trouve porte close. A l'heure où la Police se casse le nez sur la porte des deux suspects, eux sont reçus en audience par le Président à la Casa Rosada. Toutes les poursuites à leur encontre sont donc très vite abandonnées. Entretemps, le frère du Président, qui occupe alors le poste le plus élevé dans la hiérarchie de la magistrature fédérale, a fait pression sur le juge pour détourner les enquêteurs de la première piste et les orienter vers un groupe de policiers appartenant à la Police de la Province de Buenos Aires, la très peu populaire Bonaerense. Ainsi, les hommes mis en cause ne seront pas soutenus par un mouvement d'opinion publique.
Les policiers de la Bonaerense sont arrêtés, mis en prison et passent en jugement. Ils seront finalement mis hors de cause et le juge qui aura orienté vers eux son enquête sera plus tard condamné pour falsification de dossier d'instruction et manquement à la déontologie. Il a depuis été révoqué de la magistrature.
En 1989, Carlos Menem a été élu à la Présidence de la République sous une étiquette péroniste. Donc avec un programme où l'Etat est très interventionniste dans la gestion de l'économie et dresse toutes sortes de barrière à la prise de contrôle de l'économie nationale par des puissances étrangères (entendez surtout les Etats-Unis). Or Carlos Menem va mener la politique inverse de ce programme, libéraliser à tout va, déréglementer autant qu'il sera possible et il va même jusqu'à vendre les joyaux de la Couronne, les deux fleurons de l'économie nationale qui restaient encore debout des deux grandes époques de construction de l'économie nationale, l'YPF, créé dans les années 20 par le Président radical Hipólito Yrigoyen, pour gérer la richesse pétrolière de l'Argentine, et la compagnie d'aviation Aerolineas Argentinas, créée dans les années 50 par Juan Perón (1).
En 2003, après le krach de toute l'économie du pays (décembre 2001), arrive au pouvoir un nouveau péroniste, plus solide que Menem sur le plan idéologique et aux états de service un peu plus brillants du côté de la défense des droits de l'homme : Néstor Kirchner. Au sein du Partido Justicialista, le parti fondé par Perón, Kirchner et sa femme, l'actuelle présidente et alors sénatrice, sont les ennemis jurés de Menem et réciproquement. Kirchner fait reprendre l'enquête à zéro. Et les enquêteurs retombent sur le duo du père et du fils. Ils mettent à jour des indices impliquant le Hamas, télécommandé par Téhéran via Damas, dans l'exécution de l'attentat. Néstor Kirchner va même jusqu'à mettre en cause l'Iran, publiquement, à la tribune des Nations Unies.
Plus récemment encore, l'on a découvert que Carlos Menem avait peut-être convoqué les deux supposés poseurs de bombe à la Casa Rosada, quelques jours après l'attentat, pour les soustraire à une arrestation qu'il(s) savai(en)t imminente. Ce qui laisse imaginer que le Président de la République est alors le complique objectif des criminels. Carlos Menem est actuellement sous le chef d'une inculpation pour complicité dans l'attentat et pour entrave à la bonne marche de la justice dans cette affaire.
Et Macri, dans tout ça, me direz-vous ? Eh bien pour le moment, on se perd en conjectures.
Ce qui est constaté, c'est que la Direction de la Sécurité de la Ville autonome de Buenos Aires, gouvernée par la droite libérale, rappelons-le, et donc opposée au gouvernement péroniste des Kirchner, mari et femme, a mis en place, depuis l'arrivée aux affaires de Mauricio Macri, des écoutes illégales des plaignants dans le procès de l'attentat. La justice argentine a fait procéder, il y a plusieurs mois, à l'interpellation et la mise sous écrou à titre préventif de l'ex-Directeur de la Sécurité, Jorge Palacios, dit El Fino Palacios (Palacios le Coquet, à cause de ses tenues toujours très chics). Elle a interrogé à plusieurs reprises son supérieur, le Ministre de la Sécurité, Guillermo Montenegro (toujours en poste), qui nie bien sûr toute implication. Il n'était au courant de rien. Elle a aussi interrogé son ex-collègue ministériel, Mariano Narodowsky, ancien ministre de l'Education du Gouvernement de la Ville de Buenos Aires, évincé à la suite des élections locales de juin 2009, peu favorables à la gestion macriste actuelle (voir mon article du 30 juin 2009 à ce propos). Ex-ministre de l'Education qui n'est au courant de rien lui non plus. Et la Justice a fini par remonter naturellement jusqu'à Mauricio Macri, qui ne sait rien non plus et qui est sans doute victime d'une vaste machination.
Sauf que, en enquêtant, presse et justice ont pu constater qu'il y avait des repris de justice parmi les recrues de la toute nouvelle Police Métropolitaine, la police de la Ville Autonome de Buenos Aires, et parmi les dignitaires de la Direction de la Sécurité de la Ville, des anciens du Side, le Service d'intelligence fédéral, des officiers de renseignements en poste sous les mandats de Carlos Menem et de son successeur, Duhalde, éclaboussé tout comme lui par les scandales qui ont explosé après le krach économique et financier de décembre 2001.
Dès lors, la question se pose : qu'est-ce que Macri fabrique avec des barbouzes qui ont travaillé pour Carlos Menem, étant donné que politiquement, les deux hommes sont censés être à l'opposé l'un de l'autre ?
Et surtout si l'on sait que Mauricio Macri est à la tête d'une entreprise familiale florissante, dont il est héritier (il ne l'a pas fondé) et que de nombreuses entreprises argentines ont fait de belles affaires sous le Gouvernement ultra-libéral de Menem... Alors y aurait-il eu, à un moment ou à un autre, quelque confusion d'intérêt entre les affaires privées et la gestion politique de la Capitale argentine ? Pour le moment, personne n'en sait rien. Même si les journaux ont chacun leur petite idée sur la question, et bien entendu, ce n'est pas la même...
Ceci dit, il ne faut surtout pas s'inquiéter pour l'avenir politique de Mauricio Macri. Même si les socialites Margarita Stolbizer, de GEN, et Pino Solanas, de Proyecto Sur, deux leaders de l'opposition à Macri, réclament l'arrestation du chef du gouvernement portègne, il n'est pas, comme en Europe, délaissé par ses amis comme un pestiféré. Bien au contraire. Même le chef du parti Pro, De Narvaéz, avec lequel il était plus qu'en froid depuis plusieurs semaines, justement à cause de ses ambitions présidentielles un peu trop voyantes, est venu à son secours, avec l'ensemble de l'opposition nationale.
Quant à Carlos Menem, avec toutes ses casseroles, il est toujours sénateur et toujours à la tête de sa tendance dans le PJ, où il continue à mener la vie dure à Néstor Kirchner.
Alors ce n'est pas les 70 pages de l'acte d'inculpation du juge Oyarbide qui vont ralentir les ambitions de Macri. Il y a fort à parier qu'il se présentera bien aux primaires du PRO d'ici quelques mois et que ses adversaires auront fort à faire pour l'écarter de la candidature à la présidence...
Qui vivra verra.
Pour aller plus loin :
Lire l'article de Clarín sur le soutien de l'opposition réunie à Macri
Lire l'article de Clarín sur la demande de mise sous écrou, par notamment M. Stolbizer et F. Solanas.
Lire l'article de La Nación qui présente l'affaire uniquement sous l'angle de l'appui de l'opposition à Mauricio Macri.
(1) Depuis, la Présidente Cristina Fernández a renversé un certain nombre des réformes catastrophiques de Menen, fait disparaître le régime de retraite de base par capitalisation et ramené dans le giron public la compagnie Aerolineas, qui commence doucement à sortir du rouge. Entre temps, en décembre 2001, on s'en souvient, l'Argentine s'est trouvé en situation de cessation de paiement et elle traîne encore, depuis cette époque, une dette privée catastrophique que les remèdes de cheval imposés par le FMI n'ont fait qu'aggraver.