Minguito, c’était le nom de son personnage le plus célèbre. Lui dans la vraie vie, il s’appelait Juan Carlos Altavista, l’un des plus grands acteurs comiques que l’Argentine ait connu et l’Argentine en a eu plusieurs. Il était né le 4 janvier 1929 à Buenos Aires et il est mort, jeune, le 20 juillet 1989, d’une maladie du coeur. Cela fera 20 ans dans quelques jours.
Luis Alposta a donc saisi cette occasion pour lui rendre un hommage bien mérité sur sa page de Noticia Buena, Mosaïcos Porteños, un ensemble de textes courts qui s’enrichit donc depuis avant-hier d’un nouveau poème de sa main... Le voici, ci-dessous, en version bilingue avec quelques commentaires. Avec l'autorisation de l'auteur écrite en lettres capitales et en gras... C’est la 3ème fois que la loi m’oblige à lui adresser une demande de ce genre, dura lex sed lex, c’est la 3ème fois qu’il me dit oui, en vert, puis en rouge, puis en noir et toujours avec l’extension la plus large, sans réserve, tout compris etc. Donc je présume que l’autorisation de la semaine dernière couvre l’article d’aujourd’hui et je me garde de l’embêter avec une 4ème demande. Sauf à verser dans le comique de répétition, ce qu’à Dieu ne plaise !
Hoy,
cuando la palabra vecino
nos lleva a pensar más en un extraño
que en los cosos de al lao;
hoy, cuando ya no se sacan
sillas a la vereda en tardes de verano,
su recuerdo
nos vuelve a la amistad y al barrio más que nunca.
Aujourd’hui,
Alors que le mot voisin
Nous fait penser plus à un étranger
Qu’aux Machin-chose d’à côté (1)
Aujourd’hui, alors qu’on ne sort plus
les chaises sur le trottoir dans les soirées d’été
Son souvenir
Nous rend à l’amitié et à notre quartier plus que jamais.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
Es que… humor y ternura...
eran en él una expresión de afecto.
Su gracia y su inocencia eran su abrazo;
un apretón de manos con sombrero y pantuflas.
C’est que... humour et douceur
Etaient en lui une expression d’affection.
Son talent et son innocence c’était sa manière à lui de nous serrer dans ses bras (2)
Une poignée de main en chapeau et en pantoufles (3)
(Traduction Denise Anne Clavilier)
Una sonrisa pícara
-que incluye escarbadientes-
y una vieja bufanda.
Él era un chico grande (4).
Era un modo de hablar rozando el disparate,
ignorando las eses,
confundiéndolo al otro,
jugando con palabras.
¡Y nosotros sus cómplices! (5)
Nos hacía reír… ¡Lo que no es poco!
Un sourire coquin
-les cure-dents compris dedans- (3)
et une vieille écharpe.
C’était un grand enfant (4).
C’était une façon de parler à la limite de l’idiotie
En avalant les s,
En embrouillant l’autre
En jouant avec les mots.
Et nous ses complices ! (5)
Il nous faisait rire... Ce qui n’est pas rien !
(Traduction Denise Anne Clavilier)
Era masa de “rioba”
con la que modelaba su condición humana.
Él era todo eso.
¡Era Minguito!
Juan Carlos Altavista
- ¡Qué hacé tri tri! -
haciéndonos sentir más vivos y más buenos.
Él era ese atorrante que nos enternecía...
y al que extrañamos mucho.
¡Sí señó!
Luis Alposta
C’était de la pâte de tiécar (6)
Celle avec laquelle il modelait sa condition d’homme.
Il était tout cela, lui...
Il était Minguito (3)
Juan Carlos Altavista
Qui fait tri tri (7)
Pour nous faire sentir plus intelligents et meilleurs.
Il était cet ours mal léché qui nous attendrissait...
Et celui qui nous manque tant...
Ouais M’sieur ! (7)
(Traduction Denise Anne Clavilier)
J’espère que ça vous aura donné envie d’aller visiter la page de Luis Alposta, le Mosaicos porteños de cette quinzaine, sur Noticia Buena (vous connaissez le chemin, mais je vous le redonne. Allez ! c’est bien parce que la fête des amis, c’est pour bientôt, le 20 juillet : cliquez donc ici).
Sur cette page (attention : durée de vie limitée ! Vers le 1er août, Marcelo Villegas nous installe un autre billet de Luis au même endroit), vous avez en document sonore rituel un autre texte, dédié aussi à Juan Carlos Altavista, d’un autre auteur, Roberto Peregrino Salcedo, un scénariste qui écrivit nombre de ses sketches, une prière à San Minguito, dite par Luis Alposta lui-même.
A savourer si vous voulez savoir ce que sont ces prières profanes (socialement très engagées) adressées aux grands artistes qui ont marqué la culture argentine (Carlos Gardel, Osvaldo Pugliese, Discépolin, Minguito), si vous voulez vous amuser à détecter les mots en verlan (lleca, rioba et tout le tremblement), si vous voulez découvrir ce que c’est que dire de la poésie (sans pathos mais bien en poème, pas comme s’il fallait ravaler le texte au niveau de la prose de tous les jours) et enfin si l’envie vous démange, depuis le temps que je vous parle de lui, de découvrir le son de la voix de Luis Alposta (8).
Luis dispose aussi depuis quelques jours d’une page en propre parmi Los Creadores dans Todo Tango, à la rubrique des poètes. C’est pas trop tôt ! Jusqu’à présent, on ne pouvait le trouver que dans l’équipe d’animation. Il fallait y penser. Voilà donc une injustice de moins dans ce bas-monde. Merci à Ricardo García-Blaya de l’avoir fait...
(1) Los cosos de al lao (de al lado en bon espagnol, bien articulé) : célèbre et très touchant tango racontant l’histoire d’une famille ouvrière de Buenos Aires qui fait chez elle une fête bruyante jusqu’à pas d’heure, au détriment de la tranquillité du voisinage, parce que la fille de la famille, qui était partie à 16 ans au bras d’un amoureux, est revenue... avec un bébé et qu’ils viennent de faire baptiser le loupiot malgré le scandale. Los cosos (masculin pluriel de cosa, chose), c’est une façon à Buenos Aires de désigner des gens dont on ne veut même pas se donner la peine de se rappeler le nom. En l’occurrence à cause du déshonneur de la fille-mère. A écouter sur Todo Tango dans la version de Eduardo Luc et Omar Merlos, qui dit le refrain avant de le chanter avec simplicité... Il en existe (mais pas sur Todo Tango) une version sublime par... Roberto Goyeneche, bien sûr.
(2) el abrazo... Tous ceux qui dansent le tango savent que l’un des secrets de cette danse réside dans un bon abrazo. Cette façon que les partenaires ont de s’étreindre et qui n’appartient qu’au tango argentin. En fait, el abrazo, en Argentine, ce n’est pas que dans la danse. C’est partout dans la vie. El abrazo est à la culture argentine ce que notre poignée de main est à notre culture européenne et davantage sans doute. A moins de se trouver dans des circonstances hautement protocolaires (et encore ! même à la Casa Rosada, el abrazo est de rigueur... On l’a vu à l’occasion de la prise de fonction de la Présidente, le 10 décembre 2007), la manière habituelle de se saluer est de se serrer dans les bras et de s’embrasser (même si on ne se connaît pas) mais sur une seule joue. Nous, les Français, nous avons un peu de mal à nous adapter à ce baiser unique car nous avons l’embrassade compliquée, répétitive et... variable (deux, trois, jusqu’à 4 baisers peuvent être échangés mais uniquement entre gens qui se connaissent de manière intime).
(3) allusion à l’accoutrement de Juan Carlos Altavista dans son rôle de Minguito Tinguitella, un personnage inventé par un scénariste pour le petit écran, un personnage descendant en droite ligne du sainete porteño (le théâtre populaire des années 1910, 1920, 1930) et qui prit peu à peu une forme d’indépendance grâce au génie de son interprète. Minguito Tinguitella est un chiffonnier d’ascendance italienne. Il était habillé (ou plutôt débraillé) de vêtements étriqués et usés, mal assortis. En fait, dans les dernières années, celles qui restent le plus en mémoire, Altavista avait modifié son costume. En hommage à son père, après la mort de celui-ci, il avait adopté la garde--robe paternelle, coiffé son chapeau et revêtu sa chemise et son veston, il s’était ceint de sa grosse ceinture de cuir et s’était mis autour du cou son écharpe (bufanda). Il avait enfilé ses pantoufles. Pour finir, il s’était coincé un brin de paille à la commissure des lèvres. Il n’hésitait pas non plus à utiliser un cure-dent pour renforcer l’identité gestuelle de son personnage ébouriffé, mal léché, mal élevé (Luis parle à la fin du poème de "ese atorrante", sorte de Monsieur Sans-Gêne, qui n’hésite pas à se servir dans le plat avec les doigts).
Alorsa, l’auteur-compositeur-interprète de La Guardia Hereje (si je ne vous ai pas parlé de lui 100 fois déjà, je n’en ai jamais parlé), fait aussi une allusion à Minguito dans l’une de ses chansons : Clase 70 (millésime 70), où il raconte l’Argentine des années 70 et 80 à travers les yeux de l’enfant puis de l’adolescent qu’il était alors. Une chanson qui a tapé dans l’oreille de la personne chargée de la programmation musicale de La 2 x4 dans la tranche de fin de nuit du samedi, entre 4h et 6h du matin. Je l’ai entendue plusieurs fois... avec 5 heures de décalage horaire.
(4) chico grande : voilà l’un de mes grands bonheurs tout simples à la lecture de ces poètes portègnes que j’aime tant, ces petites perles que j’aime vous partager. L’expression coule de source, elle n’a l’air de rien comme ça. C’est en fait un oxymore carabiné. Chico, c’est l’adjectif petit, avec lequel on peut désigner un enfant. Grande, c’est grand par la taille, par le talent, mais c’est aussi grand au sens d’adulte ("grande personne"), et même vieux au sens où nous disons de quelqu’un qu’il n’est "plus tout jeune". J’ai traduit par "grand enfant", parce qu’il faut bien traduire. Mais c’est aussi autre chose : c’est un petit, un humble, un sans grade qui est grand. Ce n’est pas seulement l’enfant et son insouciance, sa fraîcheur que désigne ce vers. C’est aussi (et oserais-je dire surtout) sa condition sociale. La grandeur du populaire à Buenos Aires. Ce permanent renversement des valeurs qui caractérise si bien le génie du tango... Cette grandeur paradoxale qui passionne le poète et l’expert du lunfardo qu’est Luis Alposta tout autant que le médecin qu’il est aussi.
(5) sus cómplices : le mot ici est beaucoup plus fort qu’en français. A Buenos Aires, par exemple, on ne parle jamais de complices pour désigner des partenaires qui travaillent ensemble à un même projet ou des duettistes, alors qu’on le dira en français (on parlera de "Guy Bedos et son complice, Jean-Loup Dabadie"). Les complices dont il est question ici, c’est donc beaucoup plus proche des complices au sens judiciaire du terme. Il faudrait presque traduire "faisant les 400 coups avec lui", "lui filant un coup de main en douce", "lui prêtant main forte" ou "fermant les yeux sur ses bêtises". Altavista n’était pas un joyeux comique. Il a eu aussi beaucoup de courage politique, osant prononcer le nom de Perón à une époque où ce nom était tout bonnement interdit parce que Perón symbolisait trop l’identité nationale et l’opposition aux Etats-Unis. Il faut garder à l’esprit la nature de cette adhésion à Minguito qui va au-delà d’une divertissante partie de rigolade autour d’un bon sketch bien joué.
(6) tiécar... C’est comme rioba : c’est du verlan. Donc pour vous y retrouver, commencez par inverser les syllabes. Et ça donne... barrio. Un mot que vous connaissez bien sans doute (surtout si vous êtes des fidèles lecteurs de ce blog). El barrio, c’est le quartier. Juan Carlos Altavista aimait beaucoup le verlan. Cela fait partie intégrante du personnage populaire de Minguito. A Buenos Aires, le verlan se présente d’abord et avant tout comme une espèce de pied de nez permanent au beau parler des beaux messieurs et des belles dames du Centro, le trocén, les beaux quartiers, qui parlent l’espagnol d’Espagne, l’anglais et le français (c’est d’un chic !). Et Altavista n’est pas le seul à s’être pris de passion pour cette jonglerie langagière. Luis Alposta apprécie aussi. En particulier ce mot de rioba, que l’on retrouve souvent dans ses vers, dans les contextes les plus variés. En l’occurrence, Luis fait aussi allusion ici à une feuille de chou à laquelle collabora Altavista et qu’il alla jusqu’à intégrer à certains de ses sketchs de Minguito : La Voz del Rioba (la voix du tiécar). C’est même en sa qualité de reporter à La Voz del Rioba qu’il fit mine un jour de 1987, à la télévision, d’interviewer Diego Maradona, qui pour l’occasion avait lui aussi revêtu l’accoutrement de Minguito, très proche des tenues des adultes de son bidonville natal, Villa Fiorito, au sud de Buenos Aires (donc en plus, à l’image, il porte ça avec beaucoup de naturel).
Si vous voulez vous dilater la rate (c’est recommandé pendant les vacances : il faut faire des réserves de bonne humeur pour les temps moins rigolos qui nous attendent à l’automne avec la grippe A), vous pouvez aller jeter un coup d’oeil sur ce grand moment de télévision où El Diez n’est pas le dernier à rigoler et le rire, surtout celui de Maradona, parfait titi de banlieue, c’est très contagieux...
(7) Que hacé tri tri... Une des phrases immortelles qui fait encore rire les Argentins rien qu’à son énoncé 20 ans plus tard. Un peu comme "l’alcool non ! mais l’eau... feri.. l’eau ferrugineuse, oui..." en Europe francophone.
Si señó : autre expression immédiatement associée à Altavista. En fait une mauvaise prononciation de "si señor" (oui monsieur), dont on se sert pour souligner l’importance de ce qu’on vient de dire, y compris lorsque l’on parle à quelqu’un que l’on tutoie (comme en français, "oui Monsieur", "oui Madame", ou "parfaitement !").
Au milieu du poème (3ème partie de mon découpage artificiel), Luis Alposta rappelle ces défauts de prononciation que l’acteur avait érigé en identité verbale de Minguito, notamment les s finaux avalés.
(8) Nous sommes une poignée de passionnés qui nous efforçons en ce moment de faire venir Luis Alposta (et d’autres, dont Alorsa, Las Minas del Tango reo etc...) l’année prochaine en France. Cela vous dirait, l’une ou l’autre conférences, pour célébrer le Bicentenaire en même temps que les Argentins ? Ceux des lecteurs de Barrio de Tango que ça intéresse ont le droit de se manifester auprès de la signataire de ces lignes.