mercredi 15 octobre 2008

La parabole de l’empanada : Semaine du goût - 2



Cette parabole est un texte de Enrique Santos Discépolo (1901-1951), l’auteur de Yira Yira, de Victoria, de Cambalache, de Confesión, de Justo el 31.... (ci-contre sur une photo tirée d'un de ses films).
Un texte signé de lui et ignoré et pour cause !... Le fait qu'il existe est passablement connu mais non pas son contenu. Parce que les textes sur la nourriture ne sont pas légion chez cet écrivain à l’appétit d’oiseau, qui passait son temps chez lui à chipoter dans son assiette et au restaurant à chercher sur la carte le plat le moins copieux... Et aussi parce que texte appartient à la période maudite de sa vie et de son oeuvre, les six derniers mois...
Au printemps 1951, Enrique Santos Discépolo, un acteur très populaire en son temps, poète et compositeur de tango reconnu et non sans raison, accepte, après beaucoup d’hésitations, de prendre part à la campagne électorale de Juan Domingo Perón, Président de la République démocratiquement élu en 1946 et qui sollicite un second mandat. Discépolo vient d’un milieu intellectuel et artistique anarchiste. Son frère, Armando Discépolo, acteur, metteur et scène et dramaturge très connu et très apprécié, à juste titre lui aussi, grand créateur du théâtre argentin jusqu’à aujourd’hui, est un anarchiste de coeur. Leur ami commun, le peintre Benito Quinquela Martín, appartient lui aussi à ce courant de pensée. L’anarchisme est un mouvement intellectuel très important en Argentine, il est né de la fusion de la pensée libertaire des payadores, artistes sans attache toujours par monts et par vaux à travers tout le delta du Río de la Plata, et des théoriciens venus d’Europe et inspirés par Bakounine et les autres... Peu de monde dans le proche entourage de Discépolo comprend et encore moins admet son amitié personnelle pour Perón et la fougue avec laquelle il va prendre fait et cause pour la réélection du Général, un nacionaliste, qui impose certes une politique social mais se montre si peu tolérant envers son opposition... de gauche et a institué un gouvernement autoritaire et policier. Et ça, c’est tout Discépolo. L’homme est imprévisible, cousu de contradictions, inclassifiable, toujours là où on ne l’attend pas, déchiré par un paradoxe constant qui l’aura habité et miné toute sa vie.

Tout au long de ces 39 monologues pleins d’un humour vache et terriblement efficace, régulièrement diffusés sur les ondes de Radio Belgrano sous le titre, Mordisquito, ¡a mí no me lo vas a contar! (pas à moi, tu veux bien ?), il feint de répondre aux arguments d’un anti-péroniste caricatural (comme il en existait aussi beaucoup, la mauvaise foi est très bien répartie en 1951), un adversaire de la bonne société, couard, béotien, conformiste et égoïste, qu’il appelle Mordisquito (Petit Roquet) et que l'auditeur n’entend jamais.

Après sa réélection, Perón dira, en hommage à son ami, que les deux facteurs de sa victoire électorale avaient été ces sketches de Mordisquito et le vote des femmes (adopté en 1949). Mais à Discépolo, ces sketchs seront fatals. En tribun qu’il n’est pourtant pas et qu’il n’a jamais été, le 10 novembre 1951, il proclame avec feu et rage le dernier d’entre eux (très célèbre, celui-là mais pas le meilleur loin de là : "ce n’est pas moi qui ai inventé Perón. Et je n’ai pas non plus inventé Evita..."). On vote le lendemain.

De constitution fragile (il a toujours été maigre comme un clou et il a eu la grippe au début de l’hiver), épuisé par des problèmes cardiaques, rongé par la dépression dans laquelle il vit depuis qu’à l’automne beaucoup trop d’amis se sont définitivement éloignés de lui, une dépression qu’il soigne avec un bon whisky... plusieurs fois par jour, il meurt brutalement le 23 décembre 1951, d’un arrêt du coeur, dans son appartement de l’avenue Callao...

Du sketch n° 6 (le début)

¡Ah, sí!… ¡Desde chico me gustó la empanada! Hay otras comidas excesivamente municipales. Comidas. Nada más que comidas. El arroz, por ejemplo, el que siempre es arroz, que nunca nos depara una sorpresa o tiene una iniciativa. Más allá del arroz no existe ni la suposición ni el misterio. A lo sumo, a veces, se maquilla con la anilina del azafrán, pero vos escarbás un poquito y a una milésima del azafrán ¡sigue el arroz! ¿Verdad que es cierto? Vos cortás la carne y dentro de la carne hay carne. Y esto es triste. Esto no puede satisfacer a un espíritu como el mío, que se emociona cuando le encuentra la pasa de uva al buñuelo. ¡Y la empanada es eso! ¡Es otra cosa! La empanada es una especie de baúl nutritivo que depositamos en el plato, suponiendo. ¡A mí me gusta suponer! ¡Y frente a la empanada me inquieto! ¿Qué habrá adentro? Cuando rompamos con los dientes esa bisagra prolijamente frita y las tapas se abran, como una ostra madre que se da corte mostrándole el berberecho al caracol de al lado, en ese momento importante y misterioso, ¿qué encontraré adentro? ¿La aceituna?, ¿el huevo duro?, ¿por qué no el anillo de compromiso de la cocinera? ¿Viste como hay que suponer? ¡Ja!… ¡Ja!… Porque el arroz no es nada más que el arroz, y dentro de la carne sólo hay carne, pero más allá de la empanada está la sorpresa y la investigación. Por eso, cuando yo era criatura, la comía como si me comiera una aventura de entrecasa, pero después, la criatura que había en mí no pudo defenderse de las hormonas y se volvió hombre, y cada vez que el hombre se llevaba una empanada al centro del apetito, más allá de la empanada, ¿sabés qué veía? ¡Eso veía! ¡El comité! ¡No podía evitarlo! Vos me mostrás una lata de cera para el piso, y más allá de la cera yo veo el incendio.
Enrique Santos Discépolo, 1951.

Pour ça oui, depuis tout petit ce que j’aime es empanadas ! (1) Il y a d’autres plats terriblement municipaux (2). Des plats. Rien que des plats. Le riz par exemple. Lui qui est toujours du riz, qui ne contient jamais la moindre surprise, ne fait jamais preuve d’initiative. Au-delà du riz, il n’y a pas à se creuser les méninges, pas le moindre petit mystère. Tout au mieux, parfois, il se maquille avec une petite touche de safran mais tu trifouilles un petit peu et à part le chouia de safran, ce n’est toujours que du riz ! C’est pas vrai, peut-être ? Tu coupes ta viande, et dans ta viande, il y a de la viande. Et ça, c’est triste ! Cela ne peut pas satisfaire un esprit comme le mien, qui est tout retourné quand il tombe sur la fève (3). C’est ça, la empanada ! C’est autre chose... La empanada, c’est un genre de bahut roboratif qu’on se met dans l’assiette et qui creuse les méninges. Moi, j’aime bien me creuser les méninges... Et devant l’empanada, je me pose plein de questions. Qu’est-ce qu’il y a à l’intérieur ? Quand on casse avec les dents ce pochon (4) généreusement frit et que le dessus s’ouvre, comme une coquille d'huître perlière qui plastronne en montrant son mollusque à l’escargot d’à côté, à cet instant capital et rempli de mystère, qu’est-ce que je vais trouver dedans ? L’olive ? L’oeuf dur ? Et pourquoi pas la bague de fiançailles de la cuisinière ? Tu vois comment il faut se creuser les méninges ? Nanana Nanère ! Parce que le riz, ce n’est rien d’autre que du riz et à l’intérieur de la viande, il n’y a que de la viande tandis qu’au-delà de l’empanada se trouve la surprise et l’investigation. C’est pour ça que, quand j’étais minot, je me l'avalais comme si c’était une aventure familière mais ensuite, le minot qu’il y avait en moi n’a pas pu se garder des hormones et il est devenu un homme et à chaque fois que l’homme s’envoie une empanada au centre de l’appétit, au-delà de l’empanada, tu sais ce qu’il voyait ? (5) Il voyait ça ! Le comité ! (6) Je ne pouvais pas m’en empêcher ! Toi, tu me montres une boîte de cire pour le parquet et au-delà de la cire, moi, je vois l’incendie... (7)
Traduction Denise Anne Clavilier

Et comme tout finit par des chansons, même les choses les plus tragiques, voici le seul tango ouvertement comique écrit et composé par Enrique Santos Discépolo dans l'excellente version qu'en donna en 1958 le Maestro Juan D'Arienzo avec son chanteur Mario Bustos : Justo el 31.

(1) Chaussons fourrés et cuits tantôt au four tantôt en friture. Se mange chaud en entrée. Ou en plat principal...
(2) ici : de Buenos Aires. La ville comme un pays en soi. Comme on parlerait de spécialités nationales.
(3) encontrar la pasa de uva al buñuelo : trouver un raisin sec dans le beignet. La fève : en Francia, una costumbre de poner una piedrita chiquita en el pastel de los Reyes. El que encuentra la piedrita en su plato es proclamado Rey. Recibe una corona de carton dorado y debe elegir una pareja con quien compartir la corona...
(4) bisagra : dans l'acceptation portègne, c'est le soufflet du bandonéon, une poche servant à insuffler de l'air (en ce qui concerne les objets. En ce qui concerne les personnes, c'est un larbin, un lèche-botte. Cela peut aussi désigner une articulation, comme en Espagnol d'Espagne)
(5) le reste de la phrase peut se traduire à la 1ère personne comme à la 3ème personne du singulier de l’imparfait. L’ambiguïté est voulue.
(6) le comité : institution socio-culturelle dans les années 1900 à 1930 organisée par les partis politiques dans tous les quartiers populaires pour s’occuper des déshérités tout en se les clientèlisant. Paternalisme démagogique qui maintint en place le statu quo social (contre lequel s’élève Discépolo tout au long de cette série d’émissions, un statu quo social qui l’a rendu malade toute sa vie et contre lequel il est mort d’avoir été si impuissant).
(7) Allusion aux soulèvements sociaux qui ont à plusieurs reprises ensanglanté le pays et causé tant de souffrances au peuple. Dans ces sketches, Discépolo accuse la bourgeoisie possédante du pays de les avoir délibérément provoqués par sa politique arrogante et sourde aux misères du petit peuple. Ce n’est pas moi, tempête-t-il en substance dans son dernier texte, ce n’est pas moi qui ai inventé Perón ni Eva Perón, c’est toi. C’est toi, Mordisquito, par ta politique sociale ignoble qui a affamé les ouvriers, c’est ta politique qui a suscité l’apparition et la prise de pouvoir de quelqu’un comme Perón pour mettre fin aux effets de ta politique d’exploitation du peuple...