mardi 25 mai 2010

Il y a deux cents ans aujourd'hui : le vendredi 25 mai 1810. Article n° 1400 [Histoire]

8ème et dernier jour de la Semana de Mayo qui lance le processus révolutionnaire à Buenos Aires pour former la future Argentine... C'est aussi le 1400ème article de ce blog.
Pour lire l'ensemble de la série, cliquez sur le mot-clé S de Mayo, dans le bloc Pour chercher, para buscar, to search, ci-dessus, ou sur le raccourci La Révolution de Mai 1810 (Arg) dans la rubrique Petites Chronologies de la partie médiane de la Colonne de droite. Commencez par le premier article, publié le 18 mai 2010.


De toute la série que j'ai entamée le 18 mai, l'article d'aujourd'hui est sans doute le plus délicat à rédiger. Pourquoi ? Parce qu'on est aujourd'hui dans LA journée révolutionnaire par excellence, celle dans laquelle les Argentins puisent toute leur inspiration et leur fierté d'être Argentins, leur capacité de sentir et de vivre la réalité de leur identité nationale alors qu'ils sont sans doute au milieu du processus de création de cette identité. Pour construire nos nations en Europe, nous avons eu besoin à peu près de quatre siècles. Ces nations ont commencé à se dessiner au 14ème siècle et elles se sont consituées en Etat-Nation au 19ème siècle. L'Argentine fête aujourd'hui les 200 ans de l'acte fondateur de l'Etat, qui, parce que ça se passe au début du 19ème siècle, est contemporain du surgissement du concept de nation politique. C'est-à-dire que l'Argentine fait le chemin à l'envers du nôtre : elle établit un Etat et construit sa Nation ensuite. Et cet Etat et cette Nation, elle a subi de les voir assujettis politiquement, économiquement, stratégiquement par d'autres puissances post-coloniales (l'Angleterre et les Etats-Unis) pendant les 200 premières années.

Le 25 mai 1810, c'est la journée sur laquelle les Argentins projettent toutes leurs idées et tous leurs projets politiques. C'est une journée écran, une journée en technicolor, une journée mythique.

Aussi l'histoire de cette journée est-elle difficile à retracer et à comprendre correctement. La légende et l'histoire s'imbriquent l'une dans l'autre. Il n'y a aucun document écrit ce jour-là qui soit parvenu jusqu'à nous pour témoigner de ce qui s'est passé. Tous les documents écrits par les témoins des événements sont postérieurs, de plusieurs jours, et tous distordent la réalité, puisqu'ils proviennent tous des acteurs de la journée. A cela s'ajoute qu'une cinquantaine d'années seulement après les événements, en 1864, un historien, qui fut aussi un homme politique majeur, a figé dans un livre, Estudios históricos sobre la Revolución de Mayo, l'histoire de ces événements. Et il l'a fait, alors qu'il poursuivait lui-même un projet politique d'organisation de la République Argentine, dont il fut le Président entre 1862 et 1868. Il s'agit de Bartolomé Mitre (1821-1906), qui fut un peu à l'Argentine et à sa révolution fondatrice ce que Jules Michelet (1798-1874) fut à la France et à la Révolution Française.

Aujourd'hui, cette importance de la Revolución de Mayo et le processus de construction de l'identité nationale en cours compliquent la tâche des historiens. Récemment, le Gouvernement de la Ville de Buenos Aires a censuré les kits pédagogiques élaborés par des historiens pour l'enseignement public sous prétexte que ces travaux étaient partiaux et gramsciens (du nom d'un historien marxisant italien). C'est donc la légende qu'il faut d'abord connaître : c'est elle qui contribue à construire l'Argentine aujourd'hui ou l'image que les Argentins s'en font. C'est pour elle que ce jour est un jour férié. La vérité historique, pour autant qu'elle soit à notre portée, est un autre enjeu...

When the legend becomes fact, print the legend, dit le directeur du journal local, en comprenant que le Sénateur Stoddard, qui a fondé 30 ans de brillante carrière politique sur un fait d'arme de jeunesse (avoir tué Liberty Valance), n'a jamais abattu ce gangster sanguinaire qui semait la terreur dans la ville. C'est l'une des dernières phrases de The Man Who Shot Liberty Valance, de John Ford, avec James Steward et John Wayne (L'homme qui a tué Liberty Valance). Il y a trois ans, ce film a été retenu par la Bibliothèque du Congrès des Etats-Unis comme film classé parce qu'il parle lui aussi de la construction de l'identité du pays.

Quand la légende devient la réalité, imprime la légende...

Or donc, le matin de ce vendredi 25 mai, une grande foule investit la Plaza Mayor, aujourd'hui Plaza de Mayo. Dans cette foule, il y a bien sûr les Chisperos, ces hommes de la Légion Infernale, à la tête desquels se trouvent Domingo French et Antonio Beruti. Cette foule grossissante réclame à grands cris la démission effective de Cisneros, qui n'a fait que donner un engagement oral la veille à la délégation menée par Cornelio Saavedra et Juan José Castelli. Et elle demande, cette foule, la formation immédiate d'une Junta de Gobierno. Ainsi donc l'accord, péniblement obtenu trois jours auparavant lors du Cabildo Abierto, est entièrement remis en question par cette multitude populaire criolla, alors que le Cabildo Abierto avait été conduit essentiellement par des notables, majoritairement criollos, dans un esprit de consensus entre Criollos et Espagnols et la volonté d'en finir avec la tyrannie d'un vice-roi trop sûr de son pouvoir.

L'image d'Epinal de cette journée cruciale montre French et Beruti distribuant à la foule des cocardes bleu ciel et blanc (1). C'est Bartolome Mitre qui a figé cette anecdote dans la galerie d'images de la révolution. Il est donc tout à fait possible qu'une telle distribution n'ait jamais existé, que la cocarde soit une invention postérieure. Mais quoi qu'il en soit, on peut imaginer facilement que French et Beruti aient voulu donner des insignes à leurs hommes pour mieux les repérer au milieu de la foule. De toute évidence, les Chisperos sont un groupe révolutionnaire organisé, qui existe déjà bien avant la Semana de Mayo et ceux qui composent ce groupe se montrent déterminés à ne pas laisser l'oligarchie décider seule du sort du pays.

Ci-contre Juan José Castelli, fonctionnaire du Cabildo et membre de la Primera Junta

Comme le temps passe et que rien ne bouge au Cabildo, un mot d'ordre commence à circuler dans la foule qui se met à crier : "Le peuple veut savoir de quoi il retourne" (el pueblo quiere saber de que se trata). On peut douter de la véracité historique d'une telle phrase. Pour une foule en colère qui manifeste, elle est bien longue et bien trop construite. Cependant, la référence est claire à ce vieux principe espagnol selon lequel le pouvoir appartient essentiellement au peuple qui le délégue au Roi et le reprend lorsque le Roi fait défaut. A la fin du 18ème siècle, cette formule juridique est devenue une pure fiction mais devant la gravité des événements et l'exemple des deux révolutions précédentes, celle des Etats-Unis en 1776 et celle de la France en 1789, sans parler des nombreux troubles prérévolutionnaires qui ont déjà eu lieu dans certaines régions de l'Amérique du Sud, cette formule juridique retrouve toute sa pertinence et présente une solution légale à la crise. Il est donc tout à fait possible que, pour donner à la Révolution de mai une certaine légitimité populaire, le mouvement des Chisperos, qui ont formé la Légion Infernale, ait été manipulé de A à Z par French et Beruti, tous deux membres d'une certaine bourgeoisie portègne. Beruti a fait ses études à Madrid, ce qui montre un niveau social élevé (le voyage jusqu'à la Métropole est hors de prix). Quant à French, qui est un riche commerçant, il s'est si bien battu contre les Anglais en 1806, à côté du Général artistocratique Juan Martín de Pueyrredón, qu'il a été nommé Lieutenant-Colonel par le Vice Roi Liniers en 1808.

Cette foule, sans doute manipulée, au moins partiellement, envahit la salle capitulaire du Cabildo. Les cris réclamant la démission de Cisneros redoublent. Le conseil du Cabildo, qui administrait jusqu'alors la ville et ses environs, tandis que le Vice Roi avait sous sa juridiction l'ensemble des implantations du territoire, se réunit à neuf heures du matin et décide de faire donner la troupe. C'est son rôle colonial lorsque l'ordre public est menacé, que ce soit par une émeute du peuple blanc ou une attaque d'Indiens (malón). Les officiers supérieurs sont donc appelés au Cabildo. Beaucoup d'entre eux ne se rendent pas à la convocation, en particulier Saavedra, membre de la Junta temporaire et colonel du régiment de Patricios. Quant à ceux qui viennent, ils refusent tout net d'obéir : ils ne tireront pas sur la foule.

Pendant ce temps, d'autres notables se trouvent avec Cisneros pour lui arracher sa démission écrite, promise la veille pour gagner du temps et qu'il n'a jamais eu l'intention de donner. Cisneros résiste. Très longtemps. Et quand il finit par céder et par écrire qu'il renonce à toute prétention ultérieure au pouvoir qui fut le sien dans le Vice Royaume, les esprits sont si échauffés dans la salle capitulaire que cette démission ne suffit pas à calmer la foule. Les notables rejoignent la salle en brandissant la démission écrite de Cisneros, présentée comme un acte responsable de l'ex-Vice Roi qui, par ce retrait, aurait voulu préserver la paix dans la ville, mais la foule réclame la constitution immédiate d'une Junta de Gobierno, sans attendre l'arrivée de députés en provenance des autres villes. La foule demande aussi l'envoi d'un corps expéditionnaire de 500 hommes pour aller soutenir les autres Provinces de l'Intérieur et plus probablement pour faire pression sur elles pour qu'elles rejoignent le mouvement révolutionnaire. Jusqu'à ce que, selon la légende, French et Beruti exhibent une liste de noms composant la future Junta de Gobierno. Cette liste, qu'on dit approuvée par de nombreux signataires, n'est pas parvenue jusqu'à nous. A-t-elle existé ? Il est possible que non. Elle a pu être créée après coup afin d'accréditer dans la mémoire nationale que la Revolución de Mayo est bien issue du peuple et non pas d'une bourgeoisie élitiste, dont le comportement respecte un peu trop les règles de fonctionnement de l'Empire colonial espagnol. La suite des événements montre que la Révolution a très vite été prise en mains par les notables : tous les chefs, les caudillos qui vont mener le combat révolutionnaire indépendantistes sont de riches bourgeois, voire des aristocrates, tous nés en Amérique du Sud et pour beaucoup d'entre eux issus de vieilles familles d'origine espagnole, qui les ont envoyés, adolescents, se former en Europe. Il est donc plus que probable que la composition de cette Junta de Gobierno, qui va être définie ce jour-là et est restée dans l'histoire sous le nom de Primera Junta, est le résultat de négociations entre les différents courants de la révolution qui discutent dans l'urgence, devant l'agitation qui gagne toute la ville et risque de les déborder, à moins que l'action de cette foule ne fasse que servir les vues des révolutionnaires, déjà bien décidés à séparer le Vice Royaume de l'Espagne, sans le dire ouvertement.

Ci-contre, une des très rares portraits de Mariano Moreno de son vivant
par Juan de Dios de Ribera, vers 1808 ou 1809

Toujours est-il que certains fonctionnaires du Cabildo sortent finalement sur le balcon pour donner au peuple la liste des neuf membres de la Junta. Le Président en est Cornelio Saavedra. Parmi les membres, il y a Manuel Belgrano et Juan José Castelli. Les deux secrétaires sont deux juristes distingués, Juan José Paso, l'entousiaste du théâtre qui a crié, le 19 juillet, ¡Viva Buenos Aires libre!, et Mariano Moreno, dont vous verrez le nom partout dans Buenos Aires (il a totalement volé la vedette à son confrère). Dans cette Junta, il y a 2 militaires, 4 avocats, 1 prêtre et 2 commerçants. Les uns sont criollos, les autres sont nés en Espagne.

Il est tard. Sur la place, il s'est mis à pleuvoir (comme avant-hier soir, où la pluie a interrompu le grand concert de tango prévu sur le Paseo del Bicentenario). Beaucoup de personnes sont rentrées se mettre à l'abri chez elles. Drôles de révolutionnaires, tout de même, que la pluie d'automne fait fuir... Seuls les plus déterminés sont restés. Leivaqui est membre du Cabildo, essaye bien de railler cette Junta pseudo-populaire qui n'est plus soutenue que par une foule clairsemée. Mais cette foule approuve la liste proclamée au balcon ainsi que le règlement, qui s'inspire d'ailleurs très fidèlement du règlement de la Junta transitoire de la veille.

Saavedra sort sur le balcon pour haranguer les habitants demeurés sur la place noyée sous la pluie.

On fait retentir les cloches de la ville pour que tous les habitants, à l'abri, chez eux, pour la nuit, apprennent la nouvelle. Et Saavedra prend le chemin du Fort, qui sert depuis 1776 de résidence officielle au Vice Roi. En chemin, il est salué par des salves d'artillerie et des volées de cloches.

Cette marche inaugurale pour aller s'installer au Fort, en lieu et place du Vice Roi désormais complètement destitué, dit assez clairement que Saavedra et les autres révolutionnaires s'acheminent vers la rupture avec l'Espagne. Pourtant, pendant encore quelques années, ils vont rester fidèles au Roi Fernando VII ou feindre une telle fidélité (ce que Bartolomé Mitre et toute l'histoire argentine après lui retiennent comme la máscara de Fernando VII, le masque ou la mascarade de Ferdinand VII).

Pendant ce temps, Cisneros dépêche l'un de ses fidèles à Santiago de Liniers, son prédécesseur aux fonctions de Vice Roi, qui vit retiré dans la région de Córdoba, pour lui réclamer son aide militaire contre la Junta révolutionnaire. Et Liniers va prendre la tête d'une contre-révolution à Córdoba mais elle se retournera contre lui. Il sera fusillé par cette même contre-révolution en août 1810.

Parmi les Provinces qui réagissent contre la Révolution, il y a le Paraguay et Montevideo, qui est alors à la tête d'une seule et même province, qu'on appelle alors la Banda Oriental (la frange orientale). Assez vite, commence une guerre entre la Révolution, au début majoritairement portègne, et la contre-révolution, favorable à l'Ancien Régime, répartie entre les provinces hostiles de l'intérieur et, à Buenos Aires même, la Audiencia (l'appareil judiciaire espagnol), le Cabildo, dont le comportement le matin même du 25 mai montre bien qu'il est opposé dès le début à la tournure des événements (qui lui retirera progressivement les attributs du pouvoir), et Cisneros lui-même, qui veut regagner son poste de Vice Roi.

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(1) Les fidèles lecteurs de ce blog se souviennent peut-être de cette annonce d'un spectacle de Angel Pulice et Ruth de Vicenzo au Musetta Café le samedi 22 au soir : il était dit qu'il était obligatoire d'arborer une cocarde pour entrer au Musetta Café. La coutume vient de là. Voir mon article du 21 mai 2010 sur ce concert récent.