mardi 22 juin 2010

Le Bicentenaire version Norberto Galasso [Actu]

C'est un historien important de l'Argentine qui faisait hier la une du supplément Cultura & Espectaculos du quotidien Página/12, une qui sert d'illustration à cet article.

Norberto Galasso, 73 ans, nous intéresse particulièrement, nous, les passionnés de tango, parce qu'il a été l'un des biographes de Enrique Santos Discépolo. Mais son oeuvre ne se comprend que si l'on va au-delà de ce seul livre.

Norberto Galasso est un historien qui dénonce sans jamais se lasser l'histoire officielle, l'histoire nationale fondée par Bartolomé Mitre, le fondateur du quotidien La Nación, qui est la voix de la droite cultivée (voir mon article du 4 janvier 2010 sur les 140 ans de sa fondation). Bartolomé Mitre était un journaliste mais avant tout un homme d'action, un homme politique, un libéral qui au début de la seconde moitié du 19ème siècle ne jurait, comme Sarmiento, que par le commerce international et la Grande-Bretagne. Or c'est sous ces deux Présidents qu'a commencé à se construire la pensée historique sur les événements de deux générations avant : les événements de 1810 et de ce qui avait suivi. Et comme toujours lorsqu'un pays est en train de se construire, il est des hommes qui lui redessine l'histoire qui leur convient. On sait cela depuis la Guerre des Gaules de Jules Cesar et même avant...

Norberto Galasso s'intéresse donc à toutes les figures historiques qui racontent l'inverse de l'histoire mitréenne : Arturo Jauretche, Yrigoyen, Perón, Scalabrini Ortiz. Il s'intéresse aux acteurs populaires de la Révolution de Mai 1810 (voyez mon feuilleton du 18 au 25 mai 2010 sur ce qui s'est passé alors ou ce qu'on croit qu'il s'est passé à Buenos Aires, dans la rubrique Petites Chronologies de la partie médiane de la Colonne de droite).

A l'occasion du Bicentenaire, il sort aux Editions Colihue un essai intitulé Verdades y mitos del Bicentenario (Vérités et mythes du Bicentenaire). Pour cela, Página/12 lui consacre une grande interview à lire avec passion...

Verbatim (bilingue)

¿Por qué festejamos los 200 años del nacimiento de la patria, si la Independencia se declaró el 9 de julio de 1816? El historiador imagina a una docente con alumnos inquietos que la taladran con interrogantes. Las complicaciones aumentan cuando los pibes reparan, un tanto perplejos, en que los integrantes de la Junta juraron fidelidad al rey de España, encabezando una revolución cuyo objetivo sería romper con la dominación española. Excepto que sea una profesora muy audaz que se atreva a cuestionar la interpretación oficial, repetirá la “fábula” impuesta por Bartolomé Mitre. Los muchachos de Mayo, consigna este relato sacralizado, cranearon una simulación llamada la “máscara de Fernando VII”, de tal modo que hicieron de cuenta que hacían una revolución contra el rey, pero en su nombre. Así engañaron a Fernando VII, a toda Europa y a su propio pueblo; engaño que duró hasta 1816 cuando, finalmente, se declaró la Independencia.
Página/12

Pour quoi fêtons-nous les 200 ans de la naissance de notre patrie, si l'Indépendance a été déclarée le 9 juillet 1816 ? L'historien imagine une enseignante avec des élèves curieux qui la noient sous les questions. La situation se complique quand les gamins s'avisent, un peu perplexes, quelques les membres de la Junta (1) ont juré fidélité au roi d'Espagne, prenant la tête d'une révolution dont l'objectif aurait été de rompre avec la domination espagnole. Sauf si elle est une professeure pleine d'audace qui ose mettre en question l'interprétation officielle, elle reprendra la fable imposé par Bartolomé Mitre. Les gars de Mai, consigne ce récit sacralisé, inventèrent une simulation appelée La mascarade de Ferdinand VII, de telle sorte qu'ils se rendirent compte qu'ils faisaient une révolution contre le roi mais en son nom. De cette manière, ils trompèrent Ferdinand VII, l'Europe toute entière et leur propre peuple; tromperie qui dura jusqu'en 1816 quand, finalement, l'Indépendance fut déclarée.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

“Mitre historiador fabrica una historia que legitima al Mitre líder de la oligarquía porteña –dice Galasso en el libro–. Exalta el supuesto librecambio de Mayo para justificar la libertad de comercio que provoca déficit permanentes en la balanza comercial de su gobierno, entre 1863 y 1868. Relata un Mayo donde no existe protagonismo popular, porque así legitima su represión sobre aquellos que lideran a las masas en las provincias del Noroeste. Ofrece la visión de una Revolución de Mayo porteña y que mira hacia el Atlántico, porque ése es su proyecto antilatinoamericano.” El historiador cuenta que lo más importante de los recientes festejos del Bicentenario es que la gente tenía ganas de salir a la calle. “Fue un fenómeno muy extraño; nunca vi tanta gente junta y es bastante esperanzador que haya habido esta presencia popular sin incidentes y con alegría”, subraya Galasso a Página/12. “El Bicentenario era la oportunidad para dar un gran debate histórico, pero quizá sea muy exigente. Ya es bastante lo que se hizo, y que haya un interés popular”.
Página/12 citant Norberto Galasso

"Mitre historien fabrique une histoire qui légitime Mitre leader de l'oligarchie portègne, dit Galasso dans son livre. Il exalte le supposé libre-échange de Mai pour justifier la liberté de commerce qui provoque du déficit permanents dans la balance commerciale de son gouvernement, entre 1963 et 1968. Il raconte un mois de Mai où il n'y a pas d'acteurs populaires, parce que comme ça il légitime sa répression sur les têtes de file des masses dans les provinces du Nord-Ouest. Il offre la vision d'une Révolution de Mai portègne et qui regarde vers l'Atlantique, parce que c'est son projet anti-latino-américain" (2). L'historien raconte que le plus important dans les récentes fêtes du Bicentenaire c'est que les gens avaient envie de sortir dans la rue. "Cela a été un phénomène très étrange. Je n'ai jamais vu autant de gens ensemble et c'est plutôt porteur d'espoir qu'il y ait eu cette présence populaire sans incidents et dans la joie", souligne Galasso à Página/12. Le Bicentenaire était l'opportunité pour qu'ait lieu un grand débat historique, mais peut-être était-ce beaucoup exiger. Ce qui s'est passé, c'est déjà pas mal et qu'il y ait eu un intérêt populaire".
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Interrogé sur ce qui se passe à l'heure actuelle en Argentine, Norberto Galasso répond :

–Estamos en un momento muy interesante, un momento bisagra, si recordamos el deterioro catastrófico de 2001. En diez años ha cambiado bastante el panorama del país y de Latinoamérica. Más allá de las contradicciones que puedan tener estos procesos y que uno pueda apuntar disidencias o críticas a algunos aspectos –uno quisiera cambios más profundos–, estamos viviendo una época de excepción, donde se está consolidando una especie de revolución inconclusa, que fue la de Mayo y la de San Martín y Bolívar. Hablamos todos los días en los diarios del Unasur, del Banco del Sur, de la reivindicación de los derechos humanos, de las transformaciones económicas tendientes a una economía productiva, de algunos avances como Fútbol para Todos, que me parece muy importante, y la ley de medios. Estamos iniciando un camino que me parece muy auspicioso.
Página/12 citant Norberto Galasso

Nous vivons une époque très intéressante, une époque charnière, si nous voulons bien nous souvenir de la détérioration catastrophique de 2001 (3). En 10 ans, le panorama du pays et de l'Amérique Latine a pas mal changé. Au-delà des contradictions que peuvent exister dans ces processus et même si on peut montrer du doigt des dissonnances ou des critiques sur tel ou tel aspect (on aimerait bien des changements pous profonds), nous sommes en train de vivre une époque exceptionnelle, où est en train de se consolider une espèce de révolution inachevée, qui fut celle de Mai et celle de San Martín et de Bolivar. Nous parlons tous les jours dans les journaux de l'UNASUR, de la Banque du Sud (4), de la revendication des droits de l'homme, des transformations économiques qui vont vers une économie de production, de quelques progrès comme Football pour Tout le Monde (5), qui me paraît très important, ou la loi sur les médias. Nous sommes en train d'entamer un chemin qui me semble sous de bons auspices.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Et comme demain s'ouvre à Paris un colloque universitaire de trois jours sur Juan Bautista Alberdi (lire mon article à ce propos), voici ce que Norberto Galasso dit de ce juriste et de ce diplomate dont le colloque va montrer qu'il est l'un des pères de la pensée argentine :

–En el libro ubica como precursor de las posiciones latinoamericanistas a Juan Bautista Alberdi. Sin embargo, el relato imperante que se enseña en las escuelas gira en torno del lema “gobernar es poblar”, que colocaría a Alberdi bajo la égida mitrista, ¿no?
–Sí, es cierto, pero porque hay un Alberdi “joven” y un Alberdi “viejo”. El Alberdi joven que se exilió en Montevideo estuvo dispuesto a apoyar a los franceses para tratar de sacar a Rosas de la gobernación de la provincia de Buenos Aires, y tuvo una buena relación con Mitre y con Sarmiento. A partir de Caseros comenzaron a producirse las disidencias. Alberdi se definió a favor de Paraguay en la “Guerra de la Triple Infamia”. Ese Alberdi “viejo”, que pasó prácticamente los últimos treinta años de su vida en el exterior, fue el que dijo que la Revolución de Mayo forma parte de la revolución hispanoamericana. Pero ése es el Alberdi que ha quedado sepultado.
Página/12 citant Norberto Galasso

- Dans votre livre, vous situez Juan Bautista Alberdi comme un précurseur des positions latino-américanistes. Pourtant, le récit dominant qui est enseigné dans les écoles toujours autour du slogan "Gouverner, c'est peupler", qui placerait Alberdi sous l'égide mitriste, non ?
- Pour sûr, oui, mais il y a un Alberdi jeune et un Alberdi vieux. L'Alberdi jeune qui s'est exilé à Montevideo (6) était disposé à appuyer les Français pour tenter de chasser Rosas du pouvoir sur la Province de Buenos Aires et il a eu de bonnes relations avec Mitre et avec Sarmiento. A partir de Caseros, ont commencé à se produire les dissensions. Alberdi s'est prononcé en faveur du Paraguay dans la Guerre de la Triple Infâmie (7) . Cet Alberdi vieux, qui passa pratiquement les dernières 30 années de sa vie à l'étranger, c'est celui-là qui a dit que la Révolution de Mai faisait partie de la révolution hispano-américana. Mais celui-là, c'est l'Alberti qui est resté enseveli.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

La suite se lit sur le site de Página/12, avec l'aide éventuelle de Reverso, l'outil de traduction en ligne que vous trouverez en bas de la Colonne de droite, dans la rubrique Cambalache (casi ordenado).

(1) Voir ma série sur la Révolution, dont le raccourci se situe dans la partie médiane de la Colonne de droite, dans la rubrique Petites Chronologies.
(2) C'est l'un des deux grands axes contradictoires qui permettent de comprendre un peu quelque chose à l'histoire de l'Argentine indépendante, entre une aspiration populaire à s'inscrire dans le continent sud-américain avec une identité sud-américaine qui se distinguent de l'Europe et de l'Amérique du Nord et une aspiration patricienne, propre aux tenants des grandes fortunes et du pouvoir économique (qui a longtemps été et demeure par bien des aspects confondu avec le pouvoir politique), vers l'Angleterre et secondairement la France ou l'Italie du nord (l'Italie de Milan plus que de Rome ou de Florence) puis vers les Etats-Unis après la seconde Guerre Mondiale, un projet politique consistant à faire de l'Argentine un pays européen à part entière, sans métissage, sans noirs, sans Indiens et doté d'une élite dominatrice et pleine de morgue. Perón et avant lui Yrigoyen et encore plus tôt Juan Manuel de Rosas sont du côté de l'aspiration populaire. La Generación del 80 et avant elles les gouvernements libéraux de Urquiza, puis Sarmiento et Mitre et au 20ème siècle, les gouvernements anti-constitutionnels des années 30 (Década Infame), de la Revolución Libertadora (installée par les Etats-Unis après le renversement de Perón) et la Dictature militaire des années 1976-1983 appartiennent à l'aspiration patricienne.
(3) La catastrophe de 2001, c'est la faillite complète du pays en décembre 2001 après les 10 ans de présidence de Carlos Menem, un péroniste déviant qui avait mis en place un système économique tout-libéral démentiel, et les quelques mois de son successeur, qui suivit la même politique et dût démissionner après la catastrophe. Depuis, l'un et l'autre cherchent à revenir sur le devant de la scène, malgré les procès pénaux dans lesquels ils sont poursuivis.
(4) UNASUR, organisation multilatérale qui fédèrent tous les pays d'Amérique du Sud et dont l'ancien président argentin, Néstor Kirchner, vient d'être élu président (par les chefs d'Etat réunis). Le Banco del Sur est une insitution financière rassemblant ces mêmes pays pour commencer à organiser l'espace économique continental.
(5) Fútbol para todos est une mesure prise l'année dernière par le Gouvernement argentin pour garantir la retransmission des matchs de foot internationaux gratuitement sur les écrans argentins alors que le marché de la retransmission télévisuelle a adopté des règles qui exclut les pays pauvres des droits de retransmission. L'Etat argentin est intervenu dans ce qui en Argentine était jusqu'à présent un marché géré par des entreprises privées et lucratives. Remarquez quelle importance un histoirien aussi sérieux accorde au football. C'est que là-bas, le foot ce n'est pas qu'un jeu. C'est une allégorie politique. C'est le lieu où les Sud-américains remportent les victoires qu'ils ne peuvent pas remporter (encore) sur la scène géo-économico-stratégique internationale.
(6) Pendant la période de gouvernement de Juan Manuel de Rosas sur la Province de Buenos Aires, entre 1835 et 1852. Les Français et les Anglais ont mis Buenos Aires sous blocus à deux reprises à la fin de cette période pour forcer Rosas à libérer le commerce direct avec les provinces intérieures en laissant la navigation libre sur les deux fleuves que sont l'Uruguay et le Paraná. Rosas a été défait à la bataille de Caseros (ou Morón) et il a dû partir en exil. Il est mort en fermier d'un gros propriétaire anglais en 1870 à Southampton.
(7) En fait la guerre de la Triple Alliance, celle que l'Argentine, le Brésil et l'Uruguay firent au Paraguay entre 1865 et 1870. C'est en rentrant de cette guerre que l'Armée argentine apporta avec elle jusqu'à Buenos Aires les moustiques qui provoquèrent la terrible épidémie de fièvre jaune de l'été 1871, de janvier à mai, qui tua 7,3% de la population de Buenos Aires... C'est aussi à l'issue de cette guerre qu'on vit traîner en ville des soldats démobilisés qui, en se mêlant aux immigrants européens débarqués de fraîche date et aux gauchos de l'exil rural perdus dans la grande ville, donnèrent naissance au compadrito porteño, celui que décrit Homero Manzi dans Milonga del 900...