Alors qu’au cours du premier procès sur ce sujet tenu au sud du pays, un tribunal de Neuquen a hier prononcé, pour enlèvements, vols, actes de violence et de torture en association, plusieurs condamnation, à des peines de prison ferme (de 7 ans à la perpétuité) contre huit tortionnaires responsables entre 1976 et 1979 de La Escualita (la petite école), un camp de concentration installé en pleine Patagonie argentine, la Chambre pénale de la Cour de Cassation à Buenos Aires a résolu hier de libérer 11 accusés d’actes de torture pendant la Dictature militaire, dont le très célèbre Alfredo Astiz (dit l’Ange de la Mort ou l’Ange blond, que la justice française a condamné par contumace pour l’assassinat de deux religieuses françaises et de quelques autres compagnons de passeport français eux aussi), et Jorge Acosta, surnommé el Tigre, ce qui, dans ce contexte, se traduit le sauvage ou la bête fauve (1).
La décision est motivée par la trop longue durée de prison préventive subie par ces hommes (7 ans) puisque l’audience de jugement ne s’est toujours pas tenue. La loi argentine prévoit en effet pour la prison préventive un durée maximale de 2 ans, éventuellement prolongeable d’un an et exceptionnellement encore plus longue dans certaines circonstances. Deux des trois juges de la Cour ont estimé que ce délai devait s’apprécier à partir du premier jour d’incarcération.. Jusqu’à présent les demandes des accusés avaient été écartées par les juges qui calculaient le délai de préventive à partir de chaque signification d’un nouveau chef d’inculpation, ce qui s’est produit à plusieurs reprises au cours de cette instruction qui n’en finit pas (comme la liste des crimes de ces bourreaux).
Curieusement, c’est le droit ordinaire, le droit commun qui s’applique dans ces procès de crime contre l’humanité alors même que le propre de ces derniers sont imprescriptibles. Dans de nombreux autres pays, les procédures qui s’appliquent sont spécialement calibrées pour la complexité de ces affaires.
La Cour de Cassation a toutefois assorti son jugement de conditions suspensives : pour obtenir une levée d’écrou effective, chaque accusé devra présenter trois personnes se portant caution de leur présentation effective à l’audience de jugement sur leur patrimoine personnel.
Et le département du Ministère public (Fiscalía) chargé de poursuivre les crimes de la Dictature va faire appel de cette décision auprès de la Cour Suprême et a fait savoir que cet appel était suspensif de la décision de libération. Les tourmenteurs ne fêteront donc pas la Noël chez eux.
La Présidente de la République a appris la nouvelle alors qu’elle effectuait sa première visite comme chef d’Etat à el Espacio para la Memoria comme on appelle aujourd’hui le centre de détention et de torture que fut l’ESMA, où sévirent les accusés. Elle a aussitôt déclaré qu’il s’agissait d’"un jour de honte pour les Argentins, pour l’humanité et aussi pour [notre] système judiciaire". Taty Almeida, de Madres de Plaza de Mayo Linea Fundadora, a déclaré, quant à elle, que cette décision de la Cour de Cassation était un affront, en ce moment où les associations des droits de l’homme se félicitaient des progrès récents de la justice argentine en la matière. L’avocat argentin des parties civiles françaises (familles de disparus) contre Astiz et Acosta a déclaré qu’il ne convenait pas que les deux hommes puissent se présenter libres à l’audience de jugement lorsque celle-ci aura lieu. Leur avocate française a elle aussi fait quelques déclarations dans le même sens.
(1) Ne pas confondre avec le surnom d’Eduardo Arolas, el Tigre del Bandoneón. C’est le même mot, la même origine lunfardesque, mais dans ce cas, ça veut dire La Bête du Bandonéon et ça sous-entend qu’il passait pour virtuose de son instrument à l’époque... C’est toute la difficulté de la traduction du lunfardo : un même recouvre une grande variété d’acceptions et de nuances.