jeudi 18 décembre 2008

Les voeux du Maestro Héctor Negro [Jactance & Pinta]

Cette année, pour les voeux, j’ai un poil sur la souris (1).
Or, comme par enchantement, le Maestro Héctor Negro s’est fendu, lui, d’un superbe sonnet pour envoyer les siens d’un seul clic dans le monde entier. Et si je le sais, c’est parce que ce sonnet, intitulé Pour une heureuse année 2009, vient d’atterrir, il y a quelques jours, en douceur, sur la piste principale de ma boîte mail.

Alors ni vu ni connu, je t’embrouille... (2) Le voici, le voilà ! Je me donne juste la peine de traduire et ça fait dans Barrio de Tango des voeux aux petits oignons...(3).
Sonnet en intégralité, c’est bien parce que c’est Noël ! (4)

Avec, comme d’habitude, l’accord personnel et gracieux de l’auteur.

Ceux d’entre les lecteurs de ce blog qui connaissent déjà l’oeuvre d’Héctor Negro reconnaîtront sa patte à la première lecture. Je souhaite aux autres de le découvrir avec le même plaisir que celui j’en ai eu moi-même, il y a quelques années, quand Tiempo de Tranvías (Temps de tramways, Héctor Negro - Raúl Garello) m’est tombé dans les oreilles, depuis le streaming de la 2x4, ici, grâce à Todo Tango dans un enregistrement et un arrangement du compositeur lui-même en 1994 (et ça se reconnaît à l'oreille).

POR UN FELIZ 2009…

Si “vivir es cambiar”, dijo un poeta,
yo vivo siempre con el cambio puesto.
Salvando lo que vale, sin recetas
y jugándolo todo por el resto.

Si vivre c’est changer, a dit un poète,
Moi je vis toujours avec le changement sur moi.
Sauvant ce qui a de la valeur, sans ordonnance,
Et risquant le tout pour le tout pour le reste.

Y así cruzo otro año con el sueño
de que es posible mejorar la vida.
Porque de nuestros actos somos dueños
y a la fe (5) no la damos por vencida.

Ainsi je passe de l’autre côté de l’année en rêvant
Qu’il est possible d’améliorer la vie.
Parce que de nos actes nous sommes maîtres
Et notre avenir (5) nous ne le tenons pas pour vaincu.

Si vivir es cambiar: ¡viva la vida!
Y que cambie la suerte del que avanza
por el mundo cerrando sus heridas,

Si vivre c’est changer, vive la vie !
Et que change le sort de celui qui avance
dans le monde en fermant ses blessures,

para abrirle camino a la esperanza.
Y si no, nunca darla por perdida.
Que el que lucha, no llora ni descansa.

Héctor Negro
Diciembre de 2008

Pour ouvrir un chemin à l’espérance.
Et si non, ne jamais la donner pour vaincue.
Car celui qui lutte ni ne pleure ni ne se repose.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

(1) "Avoir un poil dans la main" (coloquial): literalmente : tener un pelo en la mano. Es decir: estar perezoso, tener poco gusto al trabajo. El pelo impide que el artesano trabaje bien.
La souris: el mouse (ratón, en español).
(2) "Ni vu ni connu, je t’embrouille" (colloquial): no lo viste ni lo supiste, estoy engrupiendote (engañandote, en español).
(3) "aux petits oignons" (coloquial): de mi flor (muy bien).
(4) Si dans Barrio de Tango, je ne présente presque toujours que des extraits de texte et de poème, à quelques rares exceptions près, comme pour Lo que sopla en el viento d’Alejandro Swarcmann ou Oda a la pizza de Luis Alposta (et encore, sur ce topo, j’ai effectué quelques coupes sombres), c’est par souci de respecter le droit inaliénable des auteurs (et celui, tout aussi respectable, de leurs éditeurs).
Ce n’est pas parce que la Web 2.0, c’est moderne, et que l'Argentine c'est loin, que qu'un blog peut devenir un jeu de massacre aux droits d’auteur.
(5) La fe : terme intraduisible d’une langue à l’autre, mise à part, bien sûr, l’acception strictement théologique, pour laquelle "fe" se traduit "foi", terme à terme, et très clairement, ce n’est pas le cas ici.
Dans le lexique rioplatense, "la fe" recouvre un concept inconnu dans le français d’Europe.
"La fe", c’est ce qui fonde notre vie au plus profond de nous-mêmes, ce qui nous fait avancer dans la vie, ce qui nous maintient vivants et détermine notre action. Dans ce cas, "la fe" a beau ne plus entretenir de relation avec Dieu, elle n’en conserve pas moins une incontestable et forte dimension spirituelle.
Les auteurs de tango et principalement les poètes du genre emploient ce terme dans deux contextes asse proche l’un de l’autre : 1) pour parler d’amour entre un homme et une femme (et il est alors difficile de ne pas traduire par amour), généralement il s'agit alors d'un amour malheureux ; 2) pour désigner une attente, utopique, très propre à l’homme del Plata, d’un avenir meilleur, qu'il soit personnel ou collectif : le rêve immense, et jamais accompli, que poursuivaient ceux qui quittèrent l’Europe, entre 1880 et 1930, en quête d’une lointaine, superbe et trompeuse Argentine, et que poursuivent toujours aujourd'hui leurs descendants. Et Dieu sait si, à ces immigrants pauvres comme Job, il leur en a fallu du courage et de la persévérance pour ne pas "tenir [la fe] pour vaincue" ni pour eux-mêmes ni pour leurs enfants. De là, le substantif "fe" en vient à désigner cette forme très particulière de conscience politique (ouvrière ou populaire) qui entraîne (comme la foi chrétienne) une praxis, "des actes", dit la lettre de st Jacques, un engagement, militant ou non, et un projet à construire en se retroussant les manches, pour soi, pour ses enfants, pour la collectivité, pour le pays...
C’est à l’une et à l’autre de ces deux acceptions qu’appartient, ce me semble, ce vers d’Héctor Negro. Or toutes deux sont tout aussi intraduisibles l’une que l’autre, tout simplement parce que la réalité historique, sociale et politique à laquelle elles se réfèrent a très peu de rapport avec celle qui existe de ce côté-ci de l’Atlantique.
J'ai donc choisi, d'une manière tout à fait personnelle, le mot "avenir" pour cette traduction.
Celui d'"esperanza" ne figurerait pas dans le second tercet, c’est sans doute "espérance" que j’aurais choisi. Je me suis rabattue sur "avenir" parce qu’à deux mots en espagnol, doivent correspondre, à mon sens, deux mots distincts en français, surtout dans la forme si dense et si intense du sonnet...
L’emploi du vocabulaire religieux dans la sphère politique est très fréquent à Buenos Aires et plus large qu’en français (où il est réservé à quelques phénomènes très ponctuels : en France, "profession de foi" désigne le tract recto-verso où chaque candidat expose son programme, intégré à la documentation transmise par les pouvoirs publics à chaque électeur avant chaque scrutin).