lundi 8 décembre 2008

Televisión para la Identidad récompensé par un Emmy Award [actu]

Couverture du cahier Culture et Spectacles du 7 décembre 2008


C’est la première fois qu’un programme de télévision latino-américaine reçoit un Emmy. Et cette première récompense va à une mini-série de 3 épisodes de la chaîne argentine Telefé pour l’année 2008. Televisión para la Identidad est une série de fiction, façon docu-fiction, montée avec le concours de l’association de Las Abuelas de Plaza de Mayo (les Grands-mères de la place de Mai) sur 3 histoires de rapt d’enfant pendant la dictature. Las Abuelas ont soutenu ce programme et ont fourni aux scénaristes et réalisateurs de véritables éléments d’histoire d'enlèvements divers qui ont ensuite été réaménagés pour construire des histoires fictives mais parfaitement vraisemblables.

Cette série d’émissions a provoqué en Argentine une réaction très forte. De nombreux trentenaires en proie à des doutes sur leur identité se sont adressés à l’association pour savoir s’ils n’étaient pas l’un de ces enfants que les militaires au pouvoir entre 1976 et 1983 avaient enlevés à leurs parents, arrêtés pour leur militance politique et assassinés par la suite dans des circonstances dont seulement une petite partie est connue à ce jour. L’association des grands-mères a aussi constaté que le passage de Televisión para la Identidad a fait prendre conscience à une plus grande partie de la population argentine de la tragédie, de son ampleur, de sa nature de traumatisme national. Selon Estela de Carlotto, la dynamique et toujours souriante Présidente des Abuelas de Mayo, l’Argentine est passés d’une conscience distanciée de type "ça n’arrive qu’aux autres" à la conscience d’une atteinte à l’identité individuelle de tout un chacun et d’une atteinte à l’identité collective, à l’identité nationale, à une culture propre à ce pays, que la junte au pouvoir a effectivement cherché à déstructurer, voire à éradiquer, ce qui explique que certaines personnes aujourd’hui parlent des criminels de la Dictature comme de "génocidaires", terme évidemment impropre au regard de la jurisprudence internationale (1) mais que justifie la répression de la culture argentine (ce n’est pas pour rien que les artistes se sont exilés en aussi grand nombre que les militants politiques et syndicaux).

Au cours de l’année 2008, les Grands-Mères ont identifié 7 petits-enfants (Barrio de Tango a rapporté les 4 retrouvailles qui se sont produites au cours du second semestre). En tout, les Grands-mères ont identifié 92 personnes depuis 30 ans que l’association existe. Estela de Carlotto pense que Televisión para la Identidad est sans doute pour quelque chose dans le record de 2008. Il reste encore un peu plus de 400 enfants dont on ne sait toujours pas ni qui ni où ils sont. C’est donc en tout au moins un demi-millier de personnes, des tout petits enfants allant du nourrisson au bambin de moins de 5 ans (2) qui ont été arrachés à leur famille légitime dans une Argentine qui, à l’époque de la Dictature militaire, ne comptait pas encore 30 millions d’habitants.

Les Abuelas de Plaza de Mayo sont très actives dans le domaine de la culture parce qu’elles estiment que la culture est le meilleur outil pour faire prendre conscience à la population du drame qui s’est joué pendant ces 8 années terribles (3) et parce que le retour de la démocratie doit s’accompagner d’une restauration et du développement de l’identité culturelle. Sans identité culturelle forte, il ne saurait y avoir de démocratie solide nulle part au monde.

C’est sans doute pourquoi on voit sur les murs de Buenos Aires se multiplier à l’infini les plaques commémoratives en l’honneur de toute sorte d’artistes et d’hommes politiques. Il est urgent d’inscrire dans les murs même de la ville l’histoire vivante de ces rues et de ces gens. Et puis ça compliquera la tâche à ceux qui seraient tentés à nouveau de s’en prendre à cette culture. Retirer une belle grande plaque commémorative, photographiée par tous les touristes de passage et reproduite à des centaines d’exemplaires sur le Web, ne peut plus se faire discrètement. De même, il sera plus difficile de tenter d’éradiquer le tango s’il faut démantibuler pour cela la Academia Nacional del Tango et le Museo Mundial del Tango. De là sans doute cette vitalité artistique et culturelle qui caractérise la ville de Buenos Aires, ce volontarisme que l’on ne peut que constater chez les artistes et le fait que même la pression économique des bulldozers hollywoodiens ne parvient pas à les réduire au silence...

Ainsi l’association Las Abuelas de Plaza de Mayo organise elle aussi et soutient toutes sortes d’événements culturels avec toujours ce même titre, "para la identidad", formule qui est comme leur signature : concours de tango, de chanson, d’écriture, d’arts plastiques, prix littéraires, musicaux, picturaux, cinématographiques, expositions, concerts, festivals, ateliers pour les enfants et les adolescents, etc. Aujourd’hui une grande partie de leur activité culturelle passe par la télévision.

Lire à ce sujet l’intéressante interview de Estela de Carlotto, Se logró romper un cerco (on est arrivé à casser une barrière) dans Página/12 de ce dimanche. Elle y expose en détail le labeur de son association.

L’autre grande association s’occupant aussi des disparus de la Dictature, Las Madres de Plaza de Mayo, a elle aussi une forte activité culturelle, possède une antenne de radio (La voz de las Madres, qui diffuse l’émission hebdomadaire de tango Fractura Expuesta) et un centre culturel, Espacio Cultural Nuestros Hijos (EsCuNhi, pour les intimes). Une troisième association, plus récente et moins couverte médiatiquement, H.I.J.O.S. rassemble des enfants de disparus à la recherche de traces de leurs parents ou de nouvelles de leurs jeunes frères ou soeurs enlevés.

(1) Il n’y a pas en en Argentine de génocide entre 1976 et 1983, même si un verdict judiciaire argentin a utilisé un jour cette notion (dans un contexte qui tient plus à un besoin de reconnaissance de la tragédie qu'à une réalité de droit international). Il y a eu une répression sanglante avec des disparitions massives de personnes dont on a perdu la trace et dont on ne sait exactement ni le lieu ni la date ni même les circonstances de la mort. Cette perte de la trace provoque chez les proches des assassinés (on dit "desaparecidos" en Argentine) le même type de traumatisme psychique que ceux qu’ont subis les survivants de la destruction des Juifs et des Tziganes d’Europe par les nazis. Les arrestations se faisaient sur la foi ou le ouï-dire d’un engagement militant et en aucune façon sur l’origine de naissance ou l’appartenance à une ethnie ou la couleur de peau. Il s’agissait d’une répression politique qui an aujourd’hui encore en Argentine, 25 ans après la fin de cette dictature, des répercutions trans-générationnelles qui ne disparaîtront pas de sitôt. Il y a même de grandes probabilités que la prise de conscience nationale atteigne son paroxysme d’ici 15 ou 20 ans, 40 ans après la fin des faits, quand les enfants de ces enfants d’assassinés, devenus eux-mêmes parents d’enfants questionneurs, interrogeront les actes de la génération de leurs grands-parents.
(2) Au-delà de 5 ans, les enfants n’ont pas été adoptés, ils auraient eu des souvenirs et la supercherie de la fausse adoption ou de l’accouchement fictif n’aurait pas pu marcher. Les adultes qui douté de leur identité et ont ainsi pu retrouver leur véritable histoire ont acquis leurs doutes, aux dires des personnes identifiées bien sûr, au fur et à mesure qu’en grandissant ils interrogeaient leurs parents adoptifs sur leur venue au monde. Beaucoup de ces enfants qui ont pu être identifiés racontent que les réponses parentales comportaient des incohérences minimes ou monstrueuses qui ont éveillé progressivement et douloureusement leurs soupçons. Il est bien entendu probable que certaines des 400 personnes recherchées par Las Abuelas de Plaza de Mayo ne se manifestent pas tout simplement parce que leur famille a su admirablement protéger le secret de leur rapt et de leur adoption clandestine.
(3) Pendant la Dictature et juste après, une grosse partie de la population argentine, se sentant peu concernée par les questions politiques ("la politique, moi, bof !"), a bien sûr tout fait pour se protéger de cette réalité, allant jusqu’à nier l’existence du drame, attitude dont on a pu constater l’existence dans tous les pays que de semblables tragédies ont pu affecter. Il n’est que de voir l’exubérance fofolle du Consulat après la Révolution française, celle des Années Folles après la boucherie de la Première Guerre Mondiale ou la multiplication des boîtes de nuit moscovites aussitôt tombé le Mur de Berlin. Il faut plusieurs dizaines d’années pour que les gens puissent regarder en face la réalité historique dans ces cas d’extrême violence. Ce n’est sûrement pas un hasard si la télévision argentine peut proposer, avec un vrai succès populaire, une série sur les enlèvements d’enfants l’année même où le pays célèbre les 25 ans du retour de la Démocratie et va jusqu’au bout d’un certain nombre de procès contre quelques tortionnaires (qu’on appelle là-bas des "represores").