Face à l'Obélisque, symbole de la fierté nationale, un Mac Do, là où il y avait le Café El Nacional, où Pugliese inaugura son orchestre définitif (en août 1939).
Sic transit gloria mundi.
Clarín publie aujourd’hui une critique sur l’une des communications délivrées jeudi, au Colloque international sur le Tango, Tango : Arte et Pensamiento nuestro, à la Manzana de las Luces, lors de la Fête Nationale du Tango (voir l’article de Barrio de Tango de vendredi dernier sur cette manifestation).
Cette communication est celle d’un musicologue argentin qui vit à Madrid, Ramón Pelinski. Ce chercheur a fait une partie de ses études en Allemagne et a enseigné à l’Université de Montréal. Son intervention portait sur la façon dont, nous autres, les non Argentins et non Uruguayens, nous vivons et pratiquons le tango et l’influence qu’il a eu sur notre propre musique, notre propre danse.
Extraits :
"Ce qui se passe en Europe, c’est que le tango se danse comme un signe distinctif. Comme les jeunes dansent de la Dance, de la House, du Hip-hop ou du rock, ceux qui apprennent le tango le font avec l’idée de se différencier (1). Le tango indique un "nous nous habillons différemment, nous nous sentons différents". Il reste un phénomène de masse en Finlande [...] et conserve une base forte à Barcelone."
L’arrivée du tango en Europe "a érotisé la musique européenne. Le corps et l’érotisme n’avaient jamais existé auparavant dans la musique populaire européenne (2) [...] Après la seconde guerre mondiale, le tango a disparu en Europe, il n’a continué qu’au Japon où il est aujourd’hui beaucoup plus important que le flamenco (3). Piazzolla a travaillé sous le sceau du tango mais il faisait quelque chose de différent. Et ça n’intéresse plus personne de savoir si c’était ou non du tango (4). C’est ce qui se passe maintenant avec l’électro-tango. Il se pratique partout mais c’est un mélange bizarre qu’avec le temps, le monde finira par accepter. C’est pourquoi cela me plaît beaucoup qu’ici il se revendique de Pugliese." (5)
"Tout le monde maintenant sait que [le tango] est originaire d’ici mais on le pratique chacun à sa façon. Mieux vaut ne pas revenir sur la différence entre tango argentin et tango étranger, c’est mieux de parler de tango nomade. Il faut dépasser la chose identitaire (6). Ce qui est en train de se passer dans la consommation culturelle, c’est cette capacité de la société contemporaine de se servir des biens culturels indépendamment de leur origine [...]. C’est évident que je suis fier que le tango soit argentin, mais pour mon émotion à moi, ce point est secondaire."
L’article se termine sur ce qui a peut-être été en effet l’avant-dernière phrase de cette intervention, qui avait au moins le mérite de ne pas caresser le public dans le sens du poil !, et qui dit ceci : "La Orquesta del Conservatorio de Rotterdam hace Pugliese mejor que cualquier grupo de Buenos Aires" (L’Orchestre du Conservatoire de Rotterdam rend Pugliese mieux que n’importe quel groupe de Buenos Aires).
Quel mépris pour les musiciens de Buenos Aires ! Et quel étrange critère, pour un musicologue, que de choisir comme pierre de touche la reproduction d’un musicien, quelque génial qu’il soit, qui est mort depuis plus de 10 ans, tandis qu’il y a aujourd’hui, à Buenos Aires, une telle quantité de compositeurs jeunes, originaux, novateurs qui cherchent, ont trouvé et construisent leur propre voie, leur propre voix sans avoir besoin d’imiter qui que ce soit...
J’ai beau trouver terrifiant l’avenir que cet universitaire souhaite au tango, il n’en reste pas moins vrai que son analyse doit être prise au sérieux : ce que ce musicologue présente comme la source de prospérité du tango dans un proche avenir pourrait bien en effet signer sa mort, si les artistes d’aujourd’hui relâchaient leur labeur.
Si donc vous êtes intéressé par le contenu de cet article, qui vaut la peine d’être lu dans le texte et intégralement (à défaut du livre, si toutefois celui-ci a fait l’objet d’une publication), vous pouvez aller le lire en cliquant sur ce lien...
(1) Il y a sans doute un peu de vrai dans cette analyse mais il me semble que cet aspect-là est loin de rendre compte de l’essentiel du phénomène. Il me semble qu’une grande partie du succès du tango-baile dans notre Europe tient au fait que nous percevons, même obscurément, même mal, même sans savoir mettre des mots là-dessus, l’authenticité de cette musique (sans que nous nous donnions toujours, il est vrai, les moyens de la respecter), que nous expérimentons que cette danse nous conduit de manière plus ou moins volontaire, plus ou moins consciente, à nous repositionner socialement et personnellement, qu’elle change notre rapport à notre propre corps et qu’elle a la faculté de nous relier aux autres dans un monde, le nôtre, dominé par l’individualisme, la compétition, l’égoïsme et la solitude.
(2) Affirmation étonnante si elle a été effectivement énoncé car facilement récusable.
A Vienne et en Angleterre, au début du 19ème siècle, il était considéré comme très inconvenant de danser une danse qui arrivait de la campagne, der Waltz (en Allemand), waltz (en anglais), la valse. Et surtout pour une jeune fille bien élevée (alors qu’aujourd’hui bien savoir danser la valse est un critère de bienséance pour une jeune fille du monde). Cette étreinte rapprochée entre un garçon et une fille (jeunes, vu le rythme de cette musique campagnarde) paraissait littéralement obscène. Et la valse est entrée dans les beaux salons entre autres parce qu’une Impératrice d’Autriche née dans une famille d’originaux bavarois et passant pour assez fofolle et, dirions-nous ,"rafraîchissante", l’Impératrice Elisabeth, épouse de François-Joseph, ne dédaignait pas la danser.
De même dans les faubourgs de Paris, dans les bals musette, la java est apparue un peu avant le séjour parisien de Villoldo accompagné des Gobbi père et mère (1907-1913). Nul ne peut dénier à la java (une danse à trois temps comme la valse) son caractère de musique et de danse populaires ni l’audace sensuelle de ses déhanchements partagés. Le nom lui-même, Java, une île lointaine, perdue on ne sait trop dans quelle mer, aux moeurs nécessairement légères puisque lointaine, en dit long sur le caractère érotique de cette danse et l’évolution postérieure du terme le confirme (java = fête débridée, alcoolisée et dévergondée, farra en lunfardo). Si le tango a introduit une dimension érotique dans la musique et la danse, c’est surtout dans la musique et la danse des beaux salons parisiens qui faisaient semblant de s’encanailler à la Belle Epoque (1900-1914) puis se lâchèrent franchement dans les Années Folles (1918-1929) en adoptant une danse très exotique et donc bigrement attractive, venue d’un pays quasi-inconnu et qui n’appartenait pas à la sphère d’influence francophone. C’est dans les beaux salons parisiens que furent introduits Villoldo et comparses, qu’ils jouèrent, chantèrent et donnèrent des cours de danse et c’est là que le tango a acquis ses premières lettres de noblesse comme danse de couple, après quoi il put faire progressivement son entrée dans les salons chics des quartiers nord de la capitale argentine.
Avant 1912 ou 1913, il est largement attesté que le tango se joue, généralement au piano (en queue de pie, en pantalon droit et avec guêtres blanches s’il vous plaît !), dans différents restaurants chics du centre et du nord de Buenos Aires, souvent comme une musique pas tout à fait convenable mais appréciée par une société qui a tout pouvoir de jouer à enfreindre ses propres règles de bon goût et de convenance, comme la même classe sociale possédante à Paris ou à Londres à la même époque jouit de ce même pouvoir qu’elle dénie tout aussi fermement et avec la même mauvaise foi au peuple, à ses ouvriers, aux artisans qui sont ses fournisseurs et, bien entendu, à ses domestiques. De même sont attestées les prouesses chorégraphiques de plusieurs fils à papa (dont quelques uns sont restés célèbres dans l’histoire, comme un certain Ricardo auxquels plusieurs morceaux ont été dédiés) : ils dansaient le tango dans différents établissements mal famés de Buenos Aires où ils venaient s’encanailler, boire avec le bas peuple et lutiner (voire plus si affinités) quelques cocottes, locales ou importées à cette fin, mais on est à peu près sûr que le tango ne se dansait pas encore dans les salons patriciens. Après 1913, moyennant quelques pudiques coups de plumeau dans le style chorégraphique, on sait que le tango s’y dansait.
(3) Et pourtant, le flamenco au Japon, c’est la grande, grande vogue ! A Séville, il y a plus de Japonais et surtout de Japonaises dans les cours de flamenco que toutes les autres nationalités réunies (note de l’auteur du blog).
(4) Qui ne se revendique pas de Pugliese de nos jours parmi les gens qui s’autorisent du tango ?
(5) En effet, ça n’intéresse plus grand monde : l’immense majorité des gens a déjà répondu depuis un bon nombre d’années ! Piazzolla lui-même a toujours revendiqué le nom de tango pour sa musique, à partir de 1955 (avant, le compositeur entretenait avec le tango une relation d’amour-haine assez compliquée). Très peu nombreux sont à présent les Portègnes et même les Argentins ou les Uruguayens qui contestent l’appartenance de l’oeuvre d’Astor Piazzolla au tango. En revanche, à un moment donné de sa carrière, pour ne plus perdre son temps avec une polémique dans laquelle il avait toutefois déjà beaucoup donné, Piazzolla a décidé de baptiser sa musique música ciudadana popular argentina et le mot tango a disparu des pochettes de ses disques (note de l’auteur du blog).
(6) Clarín a titré son article Del arrabal a la globalización, el tango es hoy "música nómade" (du faubourg à la globalisation, el tango aujourd’hui est une musique nomade). Quand on sait comment sonne le mot globalización sous la plume de la plupart des journalistes de Clarín, on devine que Juan Carlos Antón a plus d’une réserve dans son sac devant ce pronostic globish et consumériste sur l’avenir du tango. Et pour mon humble part, je ne suis pas loin de partager ses doutes. Le succès du tango (danse ou musique) n’est jamais plus grand que lorsqu’il s’enracine puissamment dans ce que Buenos Aires et le Río de la Plata ont d’irréductible. C’est comme Astérix : ce qui a fait son succès mondial, c’est son ancrage dans la France gaullienne des années 50 et 60, avec ses qualités et ses défauts qui la rendaient unique et reconnaissable entre tous les pays du monde. Comme le succès international des romans d’Agatha Christie a pour source majeure leur caractère profondément anglais. Non pas britannique mais anglais, 100% anglais. Sans parler de la bruxellitude de Tintin, de cette Italie d’après-guerre qui nourrit et façonne et Don Camillo et Peppone et du New-York intimement décalé et identitairement en porte-à-faux avec le reste des Etats-Unis qui alimente sans cesse le succès planétaire de Woody Allen.
De même dans les faubourgs de Paris, dans les bals musette, la java est apparue un peu avant le séjour parisien de Villoldo accompagné des Gobbi père et mère (1907-1913). Nul ne peut dénier à la java (une danse à trois temps comme la valse) son caractère de musique et de danse populaires ni l’audace sensuelle de ses déhanchements partagés. Le nom lui-même, Java, une île lointaine, perdue on ne sait trop dans quelle mer, aux moeurs nécessairement légères puisque lointaine, en dit long sur le caractère érotique de cette danse et l’évolution postérieure du terme le confirme (java = fête débridée, alcoolisée et dévergondée, farra en lunfardo). Si le tango a introduit une dimension érotique dans la musique et la danse, c’est surtout dans la musique et la danse des beaux salons parisiens qui faisaient semblant de s’encanailler à la Belle Epoque (1900-1914) puis se lâchèrent franchement dans les Années Folles (1918-1929) en adoptant une danse très exotique et donc bigrement attractive, venue d’un pays quasi-inconnu et qui n’appartenait pas à la sphère d’influence francophone. C’est dans les beaux salons parisiens que furent introduits Villoldo et comparses, qu’ils jouèrent, chantèrent et donnèrent des cours de danse et c’est là que le tango a acquis ses premières lettres de noblesse comme danse de couple, après quoi il put faire progressivement son entrée dans les salons chics des quartiers nord de la capitale argentine.
Avant 1912 ou 1913, il est largement attesté que le tango se joue, généralement au piano (en queue de pie, en pantalon droit et avec guêtres blanches s’il vous plaît !), dans différents restaurants chics du centre et du nord de Buenos Aires, souvent comme une musique pas tout à fait convenable mais appréciée par une société qui a tout pouvoir de jouer à enfreindre ses propres règles de bon goût et de convenance, comme la même classe sociale possédante à Paris ou à Londres à la même époque jouit de ce même pouvoir qu’elle dénie tout aussi fermement et avec la même mauvaise foi au peuple, à ses ouvriers, aux artisans qui sont ses fournisseurs et, bien entendu, à ses domestiques. De même sont attestées les prouesses chorégraphiques de plusieurs fils à papa (dont quelques uns sont restés célèbres dans l’histoire, comme un certain Ricardo auxquels plusieurs morceaux ont été dédiés) : ils dansaient le tango dans différents établissements mal famés de Buenos Aires où ils venaient s’encanailler, boire avec le bas peuple et lutiner (voire plus si affinités) quelques cocottes, locales ou importées à cette fin, mais on est à peu près sûr que le tango ne se dansait pas encore dans les salons patriciens. Après 1913, moyennant quelques pudiques coups de plumeau dans le style chorégraphique, on sait que le tango s’y dansait.
(3) Et pourtant, le flamenco au Japon, c’est la grande, grande vogue ! A Séville, il y a plus de Japonais et surtout de Japonaises dans les cours de flamenco que toutes les autres nationalités réunies (note de l’auteur du blog).
(4) Qui ne se revendique pas de Pugliese de nos jours parmi les gens qui s’autorisent du tango ?
(5) En effet, ça n’intéresse plus grand monde : l’immense majorité des gens a déjà répondu depuis un bon nombre d’années ! Piazzolla lui-même a toujours revendiqué le nom de tango pour sa musique, à partir de 1955 (avant, le compositeur entretenait avec le tango une relation d’amour-haine assez compliquée). Très peu nombreux sont à présent les Portègnes et même les Argentins ou les Uruguayens qui contestent l’appartenance de l’oeuvre d’Astor Piazzolla au tango. En revanche, à un moment donné de sa carrière, pour ne plus perdre son temps avec une polémique dans laquelle il avait toutefois déjà beaucoup donné, Piazzolla a décidé de baptiser sa musique música ciudadana popular argentina et le mot tango a disparu des pochettes de ses disques (note de l’auteur du blog).
(6) Clarín a titré son article Del arrabal a la globalización, el tango es hoy "música nómade" (du faubourg à la globalisation, el tango aujourd’hui est une musique nomade). Quand on sait comment sonne le mot globalización sous la plume de la plupart des journalistes de Clarín, on devine que Juan Carlos Antón a plus d’une réserve dans son sac devant ce pronostic globish et consumériste sur l’avenir du tango. Et pour mon humble part, je ne suis pas loin de partager ses doutes. Le succès du tango (danse ou musique) n’est jamais plus grand que lorsqu’il s’enracine puissamment dans ce que Buenos Aires et le Río de la Plata ont d’irréductible. C’est comme Astérix : ce qui a fait son succès mondial, c’est son ancrage dans la France gaullienne des années 50 et 60, avec ses qualités et ses défauts qui la rendaient unique et reconnaissable entre tous les pays du monde. Comme le succès international des romans d’Agatha Christie a pour source majeure leur caractère profondément anglais. Non pas britannique mais anglais, 100% anglais. Sans parler de la bruxellitude de Tintin, de cette Italie d’après-guerre qui nourrit et façonne et Don Camillo et Peppone et du New-York intimement décalé et identitairement en porte-à-faux avec le reste des Etats-Unis qui alimente sans cesse le succès planétaire de Woody Allen.