mardi 2 décembre 2008

Le retour de Las Minas del Tango reo [à l’affiche]

Las Minas del Tango reo avec leur guitariste, Daniel Perez, dans le patio du Museo Casa Carlos Gardel
(Daniel tient dans ses bras la planche à laver, supposée être celle de Doña Berta)


Las Minas del Tango reo, c’est un duo de chanteuses dont vous connaissez déjà l’une, à travers Barrio de Tango, puisqu’il s’agit de Lucrecia Merico. L’autre, qui fait la paire, s’appelle Valeria Shapira.

Elles se sont choisi pour nom un concentré de lunfardo.

Mina (substantif féminin), c’est une fille (une petite, une mignonne, une poulette, une souris. On peut même aller jusqu’à une gonzesse dans certains contextes bien précis...).
Reo, c’est un adjectif (ou un substantif) qui a changé de sens en débarquant à Buenos Aires. A Madrid, ça veut dire accusé ou prévenu (c’est du pur vocabulaire judiciaire). A Buenos Aires, passé à la moulinette lunfardo, le mot a pris le sens de voyou, mal élevé, mal poli, gonflé, culotté, pas sortable, insolent... Le tango reo, c’est le tango des faubourgs, le tango populo qui ne se mouche pas du pied et qui dit tout haut ce que beaucoup pensent tout bas, y compris des choses pas correctes à l’égard des gens bien. Le tango reo est à Buenos Aires ce que furent à la France et au-delà en leur temps des chansons comme Le Gorille de Georges Brassens, Le Zizi de Pierre Perret ou Les Bourgeois de Jacques Brel.

Ici, les deux Minas du Tango reo rendent hommage à cette institution sociale et culturelle qu’est à Buenos Aires el arrabal (le faubourg, dans son sens politique de lieu de la contestation de l’ordre établi et non dans le sens socio-économique de quartiers pour les classes les plus modestes de la société) et elles moquent les clichés du tango for export (le tango à touristes). A travers ce tour de chant, elles reprennent à leur compte l’ironie et l’humour mordant des tangos testimoniales des années 20 et 30, les tangos à contenu revendicatif, social et politique, jamais de manière ouverte, toujours à mots couverts, toujours à travers des formules et des métaphores qu’il faut décrypter et savoir décoder, et c’est pourquoi les touristes n’y entendent que couic.
A leur répertoire, beaucoup de morceaux signés Enrique Santos Discépolo (qui écrivait paroles et musique, le plus souvent seul, parfois en collaboration avec, entre autres, Mariano Mores, pour n’en citer qu’un) et Celedonio Flores, un des grands poètes de la désespérance élégante et ironique de cet arrabal, cet hombre de Corrientes y Esmeralda (1) "que está solo y espera" selon une formule qu’il prit à l’écrivain argentin Raúl Scalabrini Ortiz (l’homme de Corrientes et Esmeralda qui est seul et qui attend... qui attend quelque chose qui n’adviendra jamais, l’homme désolé et désoeuvré dont la vie se perd dans l’échec atroce et dérisoire de cette immigration trompeuse où personne au bout du compte ne fit fortune) ou cet autre qui pleure le souvenir de sa petite amie de jeunesse, une fille simple et sage, la seule qui l’ait aimé vraiment, dans el Bulín de la calle Ayacucho (ma piaule de la rue Ayacucho) (2). Enrique Santos Discépolo, c’est Yira yira, Chorra, Justo el 31, Malevaje, Confesión, Victoria, "un petit visage tout pâle de clown qui s’épanouit en vers et en chanson" comme a dit de lui son ami, Homero Manzi.
Avec ce répertoire, dont on a d’admirables enregistrements datant des années 30 et 40 et aussi pour plusieurs d’entre eux dans la voix de Carlos Gardel, entre 1924 et 1934, et qu’il faut savoir cultiver pour ce qu’il est (3), elles ont fait un disque en avril 2007. Le duo qui s’est formé en mars 2006, avec un premier récital au Café Homero (autre haut lieu du vrai tango et en général de la vraie culture portègne), a déjà à son tableau de chasse quelques lieux et événements prestigieux (Centro Cultural La Recoleta, Centro Cultural Borges, Teatro Alvear, Teatro San Martín, Rosedal à Palermo, Centro Cultural Torquato Tasso, Festival de Tango de La Falda, 10ème Festival de Tango de Buenos Aires au mois d’août dernier...)

Vous pouvez les découvrir dans leurs oeuvres, avec des lunettes invraisemblables sur le nez et d’énormes noeu-noeuds rose-bonbon dans les cheveux, en vous branchant sur You Tube. Elles interprètent Garufa, une excellente musique pour une vraie pochade, signée par la Troupe Ateniense, un groupe musico-théâtral montevidéen qui est au tango ce qu’Offenbach est à l’opérette et même, carrément, à l’opéra vériste du 19ème siècle (génial !).

Las Minas del Tango reo se produiront tous les jeudis soir de décembre, à 21h30, à Clásica y Moderna, sur la Avenida Callao, au n° 892. Le prix de l’entrée est fixé à 35$.

Callao 892, ce n'est pas très loin de la esquina Corrientes y Callao, là même où vous trouvez le magasin historique de Zivals, le grand disquaire de Buenos Aires, et juste en face, côté Corrientes, la librairie Gandhi Galerna et de l’autre côté, sur Callao, le Bauen, cet hôtel repris de force il y a quelques années par ses anciens salariés, licenciés et qui se constituèrent en coopérative, pour faire redémarrer l’activité hôtelière, le restaurant, la confitería et la salle de spectacle où est enregistrée La Venganza será terrible, l’émission de radio parfaitement rea elle aussi de Alejandro Dolina (voir les liens en colonne de droite). C’est aussi un important point de repère pour vous situer dans la grande concentration de théâtres qu’est cette section de la Avenida Corrientes : El Alvear est tout près, le San Martín presque en face, le CCC Floreal Gorini aussi et beaucoup d’autres sont là, accessibles en quelques pas dans un rayon de 500 mètres. Et quelques cuadras plus loin à l’est, vous avez Corrientes y Esmeralda et Corrientes y Ayacucho.



(1) célèbre esquina dans la partie théâtreuse de Corrientes
(2) autre esquina avec Corrientes, toujours dans la même zone, alors très pauvre, de la capitale argentine.
(3) Un certain nombre d’interprétations actuelles modernisent ces tangos. Parfois de manière tout à fait valide, car ces tangos disent des vérités qui transcendent le temps et l’espace. Parfois avec mauvais goût (comme tel metteur en scène qui croit très spirituel de représenter L’Avare de Molière en costume-cravate sous prétexte d’en servir "l’étonnante modernité", ce que cette pièce sait très bien faire toute seule, avec le seul texte tel que Molière nous l’a donné).