jeudi 29 juillet 2010

Envoyé Spécial à Buenos Aires : à prendre ou à laisser ? [ici]

Le magazine d’information de France 2, transformé pour l’été en magazine de divertissement, Envoyé Spécial, devrait diffuser ce soir un reportage d’environ 25 minutes sur le tango à Buenos Aires. Je n'ai pas vu ce petit documentaire mais il ne faut pas être grand sorcier pour savoir si c’est à prendre ou à laisser…

Il suffit d'analyser tout d'abord la bande-annonce de l’émission, censée depuis trois jours donner le ton du numéro de ce soir. Elle ne mentionne que deux sujets : le business du rapatriement sanitaire et celui des objets souvenirs touristiques (boules à neige, porte-clés et autres assiettes et bols décoratifs de Saint-Tartempion sur Mer). Cela s’annonce mal…

Autre signe médiocrement encourageant pour le téléspectateur exigeant, avide de découvrir la vraie de vraie Buenos Aires grâce à des envoyés spéciaux partis à 11 000 km de Paris avec de l’argent public en période de restriction budgétaire : le reportage s’intitule La Revanche du Tango et son prétexte est l’inscription (votée en septembre 2009) du tango au Patrimoine de l’Unesco. J’en connais à Buenos Aires qui vont pousser des cris d’orfraie et me rappeler combien ils ont eu raison d’être vent debout contre cette démarche qui sert finalement des intérêts plus mercantiles que culturels. En fait, la déclaration ne sert pas en soi l’appétit de billets verts des affairistes sans foi ni loi, elle est juste ici instrumentalisée pour servir de nouvel habillage, décent et honorable, à une industrie du tourisme et une industrie du disque aussi décervelantes l’une que l’autre et qui avaient déjà, de toute façon, bien avant elle, une garde-robe des plus fournies sans qu'une télévision publique d'Europe n'ait besoin de s’abaisser à leur servir la soupe.

L’équipe d’Envoyé Spécial n’est pas allée chercher bien loin le titre de son reportage : elle l’a emprunté au groupe suisso-franco-argentin Gotán Project, très contesté à Buenos Aires,  parce qu'il fait (et vend, très bien d'ailleurs) de la musique électronique avec du son de bandonéon, qui n'est pas l'essentiel du tango (1). Un choix éditorial qui en dit long sur la non-découverte que les reporters ont faite sur place de la réalité culturelle et socio-économique de la capitale argentine et l'inspiration qu'ils sont allés chercher plus près, dans les bacs des disquaires français.

Amateurs de clichés sur Buenos Aires, affalez-vous sur votre canapé devant le petit écran. Vous avez de bonnes chances d’être servis ce soir.

Hier, j’ai eu une petite conversation fort instructive avec l’un des lecteurs de ce blog et qui vit à Buenos Aires. Il m’a rapporté à propos du tournage quelques anecdotes affligeantes. Forte de cette confirmation de ce qui se devinait tout seule, je suis donc prête à vous parier qu’ils vont nous faire visiter Caminito, cette verrue touristique sur le front de La Boca, à un jet de pierre du port du Riachuelo. L’émission promet donc d’être à peu près aussi instructive que le reportage creux d’une quinzaine de minutes qu’Arte a diffusé mardi 27 juillet à 19h30 à propos de Mar del Plata, dont la chaîne franco-allemande ne nous a montré que les plages, un bout du casino et les boîtes de nuit pour jeunes fêtards éméchés, semblables à tous les autres jeunes fêtards éméchés sous n’importe quelle latitude et sur n’importe quel continent. Pas un mot sur la naissance du compositeur et bandonéoniste Astor Piazzolla (1921-1992) dans cette ville (pourtant, il reste le seul musicien de tango dont tout le monde connaisse au moins le nom, à défaut de l’oeuvre). Encore moins sur le suicide de la poétesse Alfonsina Storni (1892-1938). Là, c’était moi qui rêvais tout debout : comment Arte, la chaîne publique culturelle par excellence, pourrait-elle s’intéresser à une poétesse majeure de la littérature argentine ? Il ne faut tout de même pas rigoler ! Pas un mot sur l’activité du port de pêche, le plus important du pays, et sur toute l’industrie de conditionnement des produits de la mer qui fait vivre la ville depuis plus d’un siècle. A peine si l’existence d’une université dans le coin a été mentionnée… ce ne fut que pour dire que les étudiants organisaient souvent des nuits festives. Pas un mot bien sûr non plus sur le port militaire, qui a pourtant une histoire passionnante, comme port neutre pendant les deux conflits mondiaux et comme principal port d’attache de cette Marine argentine au rôle plus qu’ambigu dans l’histoire politique du pays depuis la perte des Malouines en 1833. Et pas un mot non plus sur le Festival de Cinéma, l’événement cinématographique majeur en Amérique du Sud qui ouvre la saison estivale… Et tenez-vous bien !, ce reportage vide est diffusé dans une série intitulée Arte Découverte !

Amateurs d’authenticité, qui êtes nombreux à consulter ce blog, il se peut qu’il soit plus approprié pour vous ce soir de vous passer de France 2 (de toute manière, cette émission sera rediffusée sur TV5 Monde et vous la retrouverez aussi sur le site de la chaîne ou le tout nouveau site de rattrapage de France Télévision).

Alors comme on est le 29, pour vous mettre à l’heure de Buenos Aires, laissez tomber la télécommande et saisissez le manche de la casserole (la pava), remplissez-la d’eau et mettez-la sur le feu. C’est le jour ou jamais de vous confectionner un bon plat de gnocchis maison, vieille coutume apportée par quelque Tano (2) de son village natal dans la montagne piémontaise ou la campagne calabraise (voir mon article du 28 août 2008 sur le Día de los ñoquis ou mon article du 29 avril 2009 sur les ñoquis porte-chance et les recettes publiées par Clarín). En apéro, faites-vous un Fernet-Coca (beaucoup de soda brunâtre et une rasade de Fernet-Branca pour l’amertume, encore un truc des tanos), à déguster avec des cacahuètes en cascara (en coque).

(1) Si le bandonéon vous intéresse, profitez donc de l’été pour aller écouter une conférence de Solange Bazely. Là, vous allez apprendre des choses passionnantes (voir mes articles sur Solange et ses activités de difusora cultural en français). Et si c’est le tango plus généralement qui vous intéresse, que vous êtes à Paris ce week-end et que vous avez la patience d’attendre jusqu’à samedi, allez donc passer la soirée du 31 à l’Académie Esprit Tango. J’y donnerai une conférence à 19h et ensuite, c’est un ancien danseur du Teatro Colón et sa partenaire française, Luis Bruni et Pascale Coquigny, qui donneront un cours de vraie milonga comme là-bas (en deux niveaux, à 20h et 21h). Voir mon article du 23 juillet 2010 sur la soirée de samedi et mon article du 17 juillet 2010 sur mes conférences à la rentrée. Et sinon, si vous êtes à Vendôme, allez donc rencontrer mon éditeur au Salon du livre de conte, samedi entre 10h et 20h.
(2) Tano : surnom donné aux Italiens et à leurs descendants, sans connotation raciste ni xénophobe, tout au contraire. C’est l’abréviation de Napolitano mais ça s’utilise pour toutes les régions de provenance du moment qu’elles se trouvent bien dans la Botte ou dans les îles sous pavillon italien. C’est à cette lointaine ascendance péninsulaire que la chanteuse Susana Rinaldi doit son surnom : La Tana. Evidemment, avec un patronyme pareil !