Encouragé par le vote, plutôt confortable tout compte fait, de la loi sur le mariage homosexuel il y a quelques jours (voir mon article du 15 juillet 2010), c’est à un autre tabou que le Gouvernement argentin vient de s’attaquer : l’avortement, qui est toujours un crime au regard de la loi dans le pays. Et cela n’est pas vrai qu’en Argentine mais dans toute l’Amérique du Sud (voir mon article du 3 novembre 2008 sur la tentative manquée en Uruguay il y a deux ans).
En Argentine, les avortements clandestins sont à l’origine d’une impressionnante mortalité féminine et en majorité chez les plus pauvres, car elles n’ont pas accès à la contraception soit par manque d’information, soit pas manque d’argent et ne peuvent souvent pas supporter la charge économique d’une bouche à nourrir. La loi ne permet, en gros, que les avortements thérapeutiques, dont elle laisse l’appréciation aux médecins, et exige en pratique dans tous les autres cas, notamment ceux des grossesses liées à un viol, que l’affaire soit examinée par un juge, qui décide en toute indépendance. C’est alors l’arrêt favorable du juge qui autorise le médecin à procéder à l’interruption de grossesse sans qu’il y ait commission d’un crime. Mais, encore tout récemment, on a vu des juges refuser cet aborto no punible à des gamines de moins de 15 ans, qui devaient leur grossesse à un viol ou à un inceste.
Le Gouvernement argentin vient donc de procéder par une astuce réglementaire : le Ministère de la Santé, qui était, au début du mandat de Cristina Kirchner, en décembre 2008, tenu par une adversaire déclarée de la dépénalisation de l’avortement et qui est depuis septembre dernier aux mains de Juan Manzur, qui a un beau palmarès en matière d'amélioration de la santé publique dans sa Province d'origine, vient de publier à l’intention des médecins un guide de la conduite à tenir devant une femme en état de grossesse non désirée. Ce guide leur indique les critères qui doivent leur permettre de procéder à l’interruption de grossesse dans tous les cas de viol et non plus seulement en cas de viol sur une femme handicapée mentale, à la seule condition que la femme produise soit le récipissé de sa plainte auprès de la police pour l'agression dont elle a été victime soit une déclaration sur l’honneur qu’elle a subi une telle agression, sans qu'elle ait à apporter la preuve qu’elle a effectivement été victime d'une telle relation sexuelle non consentie. Jusqu’à présent, affronté à une demande de ce type, le médecin n’avait pas d’autre choix que d’adresser au juge une demande de aborto no punible. Désormais il pourra, et même devra, procéder à l’IVG, et de ce fait, il ne pourra pas être poursuivi au pénal puisqu’il ne fera qu’appliquer une directive (ou ce qui peut en tenir lieu) de sa hiérarchie, à savoir le Ministère de la Santé. Ce qui ne manquera pas de soulever de graves questions de conscience chez le grand nombre de praticiens opposés par principe à l’interruption volontaire de grossesse.
Le ministère de la Santé a promis qu’il y aurait tout un travail d’accompagnement des médecins et des patients pour que ce nouveau protocole entre en vigueur en douceur mais bien réellement. Un nouveau protocole que tout un chacun peut télécharger sur le site du Ministère.
Bien entendu, ce guide technique (protocolo de atención), qui est conçu pour homogénéiser les pratiques des établissements publics de santé et qui s’impose à eux comme une directive, qu'il en ait ou non le statut officiel (1), emporte la dépénalisation générale de l’avortement de facto tout en évitant au Gouvernement une nouvelle bataille parlementaire avec une nouvelle bronca dans les rangs des catholiques pratiquants et chez la hiérarchie épiscopale, déjà remontée comme une pendule par la loi sur le mariage homosexuel. Ce qui est certes très efficace mais est aussi très contestable sur le plan de la démocratie, même si le ministère présente ce guide comme un simple outil d’interprétation pratique du Code pénal argentin, qui laisse théoriquement toute liberté au médecin de juger si le cas tombe ou non sous le coup de la loi (2) et affirme qu’il s’agit seulement d’éviter les délais et les retards avec lesquels la justice a l’habitude de traiter ces affaires de moeurs (ce qui n’est pas faux non plus).
Décidément, Cristina marche dans les pas d’Evita, elle qui avait bataillé -et obtenu à la fin des années 40- le droit de vote pour les femmes, la légalisation du divorce et le partage égalitaire de l’autorité parentale entre le père et la mère, deux lois qui furent abolies aussitôt après le renversement de Perón en 1955 par un gouvernement à la solde des Etats-Unis et soucieux de se concilier les bonnes grâces de l’épiscopat catholique, si influent. En 1955, le droit de vote des femmes fut la seule conquête féministe péroniste à survivre au coup d’Etat. Il est clair que Cristina Fernández de Kirchner veut laisser son nom à la postérité dans cette tradition politique-là (elle le revendique même ouvertement), d’autant qu’elle passera à l’histoire de toute façon pour avoir été la Présidente du Bicentenaire. Se représentera-t-elle l’année prochaine pour un second mandat ? Peut-être oui, peut-être non. Hier, sa belle sœur, Alicia Kirchner, qu’elle avait reconduite en décembre 2010 dans les fonctions ministérielles qu’elle exerçait déjà sous le mandat de son frère, Néstor Kirchner, époux de Crisitina, a lancé son propre mouvement au sein du Partido Justicialista. Pour encourager,dit-elle, les candidatures féminines… Après le mari, la femme et puis ensuite la belle-sœur ? Aïe ! Aïe ! Aïe ! Le modèle risque alors de se rapprocher un peu trop de celui de la Generación del Ochenta, ces gouvernements népotiques et consanguins qui se succédèrent à la Casa Rosada pendant 36 ans, de 1880 à 1916, et sont si impopulaires dans la mémoire nationale.
Pour en savoir plus :
Lire l’article de La Nación (très hostile à la mesure)
Lire l’article de Clarín (réservé mais pas hostile)
Lire l’article de Página/12 (très favorable)
(1) En Argentine, le réseau de santé public est d’accès entièrement gratuit. La médecine privée, en consultation de ville ou en clinique, est hors de prix pour la majorité des habitants puisqu’il n’y a pas de système de remboursement des frais de santé. Il est donc indispens able de mettre en place des protocoles qui soient appliqués partout de la même manière pour éviter les distortions de pratique selon les lieux et la plus ou moins grande richesse de la Province. Les guides techniques font donc office d’étalon qui permettent aux médecins de maintenir un niveau de soin jugé convenable pour le pays. Et de fait, le réseau des hôpitaux argentin est réputé dans toute la région au point qu’on vient parfois de pays voisins pour se faire soigner en Argentine.
(2) Beaucoup de médecins refusent de pratiquer des avortements de peur que leur geste tombe sous le coup de la loi. Et ils recourent donc parfois à des procédures judiciaires là où ils pourraient prendre leur courage à deux mains et exercer leur métier sans interférence d’un juge, notamment lorsqu’il s’agit de toutes jeunes filles de moins de quinze ans, emmenées par leurs mères elle-même femmes battues par un mari violeur et incestueux. Mais le tabou est terrible en Argentine où l’histoire politique particulièrement douloureuse pèse au moins autant que l’Eglise institutionnelle. La démocratie n’a que 26 ans et elle n’est pas encore libérée des vieux démons de la corruption et des jugements partiaux.