Après Página/12, qui a réagi dès la fin juin à la parution du livre du compositeur, peintre et chanteur Juan Carlos Cáceres aux éditions Planeta (filiale argentine), c'est le quotidien Clarín et le mensuel portègne gratuit El Tanguata qui s'intéressent aujourd'hui à cet ouvrage consacré à l'histoire méconnue du tango, ses racines noires et les influences complexes et multi-géographiques qui ont permis en quelques décennies l'élaboration de ce genre, à la fin du 19ème siècle, à Buenos Aires et sur les deux rives du Río de la Plata : Tango negro, la historia negada: origenes, desarollo y actualidad del tango (comprenez Tango noir, l'histoire niée : origines, développement et actualité du tango).
L'article de Gustavo Varela n'apporte rien de plus que l'interview de Página/12, il y a dix jours (voir mon article du 26 juin 2010) mais il a le mérite d'exister et de montrer à travers sa rédaction et l'angle d'attaque choisi combien aujourd'hui encore en Argentine il est difficile de concevoir que le tango puisse être aussi profondément marqué par la culture afro-argentine, toujours pour la même raison que j'ai exposée à plusieurs reprises au cours de cette année, notamment autour des questions relatives à la célébration du Bicentenaire de l'indépendance : l'histoire officielle, celle qui a été enseignée dans les écoles depuis que l'école est obligatoire (en 1883), nie complètement la réalité sociologique que fut, pendant près de 300 ans, l'existence de l'esclavage et de la traite des Noirs en Argentine et singulièrement à Buenos Aires, grand port négrier de destination. Ces fêtes du Bicentenaire m'ont permis de vous montrer à plusieurs reprises la difficulté de la démarche historique actuelle en Argentine, avec ces a priori et cette nécessité de construire une vision populaire, vraie ou fausse, du passé national : rappelez-vous, en particulier, le dessin à rebrousse-poil de Miguel Rep à la une de Página/12, le 26 mai dernier...
Ce que Clarín, oubliant finalement de parler vraiment du travail de Juan Carlos Cáceres, expose ainsi :
La idea de encontrar una esencia inalterable que defina y ordene el sentido de todo el tango deja a la influencia negra, a veces como una cita sin despliegue posterior y otras, olvidada y sin presencia. Las razones de este “olvido” exceden la historia del tango y responden más a la necesidad de conformar un relato sobre la identidad nacional en el momento de la gestación del Estado moderno argentino. Hacia 1880 el proyecto de Nación requería de una genealogía occidental, europea y blanca que no incluía la presencia ni de los indios ni de los negros. El tango no quedó al margen de este proceso de “higienización” nacional e incluso su historia es contada a partir de una doble depuración: moral, cuando se explica el pasaje de su origen prostibulario y lúbrico al tango que canta penas y traiciones de amor; y étnica, cuando la influencia negra se torna invisible debido a la necesidad de identificar al tango como una música auténticamente nacional.
Gustavo Varela, dans Clarín
L'idée de trouver une essence inaltérable qui définisse et ordonne le sens de tout le tango laisse de côté l'influence noire, parfois comme une rencontre sans déploiement postérieur et à d'autres moments comme une rencontre oubliée et sans conséquence aujourd'hui. Les raisons de cet "oubli" dépassent l'histoire du tango et correspondent plus au besoin de bâtir un récit sur l'identité nationale au moment de la gestation de l'Etat moderne argentin. Vers 1880, le projet de Nation demandait une généalogie occidentale, européenne et blanche (1) qui excluait la présence des Indiens et des Noirs. Le tango n'est pas resté en marge de ce processus d'"hygiénisation" nationale. Au contraire, son histoire est racontée à partir d'une double épuration : morale, lorsqu'on explique le passage de l'origine prostitutionnelle et lubrique au tango qui chante des chagrins et des trahisons d'amour, et ethnique, lorsque l'influence noire se fait invisible à cause de ce besoin d'identifier le tango à une musique authentiquement nationale.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
Jeudi, à Toulouse, j'ai pu donner une conférence sur ces origines très mêlées du tango et qui remontent bien avant la date conventionnelle de 1880 comme naissance du tango. Dans mon introduction, j'ai présenté cette donnée historique des années 1840 à 1880 comme mal connue et peu reconnue. José María Kokubu, chanteur et musicologue membre de la Academia Nacional del Tango, venait d'arriver dans la salle pour écouter ma causerie, lui qui devait prendre la parole hier à 18h, à la Médiathèque José Cabanis, pour une autre conférence sur l'histoire du tango, dans le cadre du même festival Tangopostale, qui se termine demain. Et comme je disais que cette histoire était mal connue chez nous, il a aussitôt commenté à haute voix, dans son impeccable français, appris au Lycée français de Buenos Aires : "En Argentine, non plus, on ne le sait pas".
L'article de Clarín, tel qu'il est rédigé ce matin, nous le prouve.
Capture d'écran du pdf du numéro 189 de El Tanguata
(pour mieux voir, consulter leur site)
El Tanguata est,quant à lui, plus dissert : le mensuel gratuit consacre en effet deux pages illustrées en couleurs de son numéro de juillet, les pages 14 et 15, avec une assez longue interview, pas très éloignée de celle parue le 26 juin dans Página/12, un entrefilet sur l'arrivée de Juan Carlos le 14 mai 1968 dans un Paris que Daniel Cohn-Bendit et ses copains venaient de mettre sens dessus dessous, un entrefilet sur son travail de peintre et quelques mots sur la série de cinq concerts que le musicien a donnés à Buenos Aires à l'occasion de la sortie de son disque sur ses 40 ans de carrière.
Les articles de El Tanguata sont lisibles gratuitement sur le site de la revue. Vous pouvez même télécharger l'intégralité de tous les numéros en pdf. Il vous suffit pour cela de vous inscrire sur le site en donnant un nom, une adresse mail et en vous définissant un login, informations qui vous seront demandées systématiquement à chaque connexion au site par la suite. Le dossier intégral est en espagnol. L'interview seule est bilingue (espagnol et anglais).
Voir mon autre article de ce jour sur cette édition de El Tanguata, un numéro passionnant pour les amateurs de culture en général, dans un magazine qui est plus volontiers tourné vers la danse (pour l'essentiel).
Pour en savoir plus :
lire l'article complet de Clarín situé dans la rubrique Société du journal (et non dans les pages culturelles en tant que telles) et reportez-vous au site de El Tanguata dans la Colonne de droite
consulter la page du livre sur le site de Planeta (filiale argentine)
Pour en savoir plus :
lire l'article complet de Clarín situé dans la rubrique Société du journal (et non dans les pages culturelles en tant que telles) et reportez-vous au site de El Tanguata dans la Colonne de droite
consulter la page du livre sur le site de Planeta (filiale argentine)
(1) Ce processus de construction de l'identité nationale à ce moment-là n'exigeait pas nécessairement une généalogie de ce genre (et à un autre moment non plus d'ailleurs). C'était bel et bien un parti-pris des élites libérales et pro-européennes au pouvoir à l'époque (Urquiza en 1852, après la défaite de Rosas qui avait pratiqué la politique opposée, en promouvant et en développant une société au contraire très métissée, puis Mitre de 1862 à 1868, puis Sarmiento de 1868 à 1874 et Avellaneda de 1874 à 1800 , immédiatement suivi par les dignitaires pâles et corrompus de la Generación del 80, oligarchie ploutocratique qui accéda au pouvoir cette année-là et accentua encore cette européanisation factice de l'Argentine officielle). Voir la succession des faits dans mon Vademecum historique, dont vous trouverez le raccourci dans la rubrique Petites chronologies, dans la partie médiane de la Colonne de droite. Il est très intéressant de constater que le journaliste de Clarín tient cette prétendue nécessité de l'européanisation de la société argentine pour une donnée objective et acquise, qu'il ne critique pas (à l'inverse du livre qu'il est en train de présenter). On a vu que la position de Página/12 est à l'opposée de celle-ci, par exemple dans mon article du 22 juin 2010 sur le nouvel essai de l'historien argentin Norberto Galasso qui porte précisément sur cette partie de la controverse savante. De même, l'emploi,sous la plume de Gustavo Varela des guillemets pour signaler, comme un fait incident et sans importance réelle, l'impropriété de deux mots, oubli et higiénisation, est très intéressant aussi : nulle part, le journaliste ne prend la peine d'expliquer lui-même ou de signaler en quoi et comment Juan Carlos Cáceres dénonce l'imposture qui se cache dessous. Là encore, c'est l'inverse de la démarche intellectuelle du journal concurrent. On constate ainsi combien cette controverse reste d'actualité 140 ans après l'élaboration de cette vision fortement idéologique de l'histoire nationale, celle de Bartolomé Mitre et de ses disciples historiens.
Et c'est d'autant plus étonnant que Gustavo Varela est lui-même l'auteur d'un essai de 196 pages sur l'histoire du tango, intitulé Mal de tango, historia y genealogía moral de la música ciudadana, aux éditions Paidós, Buenos Aires, 2005 (collection Diagonales). Dans cet essai, l'auteur ne dissimule pas du tout que le tango peut avoir des racines noires (la couverture faisant foi en la matière). Il fait néanmoins naître le tango dans les bordels comme musique lascive et pornographique, ce qui correspond à la caricature d'un cliché très répandu à Buenos Aires et que les Portègnes aiment bien (mais dans une version plus soft) parce que, conscients qu'ils sont du caractère de liturgie culturelle civique que revêt toute manifestation de tango, ils ne détestent pas cette association paradoxale, subversive et mal pensante du symbole millénaire du péché qu'est la maison close et de la fonction métaphysique que remplit le tango dans la ville de Buenos Aires. Et ce cliché, très éloigné de la genèse du genre telle qu'on peut la reconstituer dans sa réalité historique, Juan Carlos Cáceres passe son temps à le démonter. Gustavo Varela est professeur de philosophie à l'Université de Buenos Aires et il est aussi musicien. Son essai est rédigé comme son article : le lecteur peine à comprendre ce qu'il cherche à démontrer.