Ou plutôt la planche de salut (tabla de salvación), comme le signale, moquerie au bout de la plume, le quotidien de gauche Página/12, qui s’amuse à faire un parallèle entre la situation économique présente et celle de l’Empire colonial… La tentation était inévitable en cette année de bicentenaire, non pas seulement pour l’Argentine mais pour de nombreux pays de la zone (región).
Pourtant, l’histoire ne bégaye pas. En fait, comme on le sait, l’Espagne paye très cher depuis deux ans une erreur stratégique de sa politique économique : à avoir fait du foncier touristique le moteur de son économie, elle a vu sa structure économique s’effondrer comme un jeu de cartes lorsque la crise s’est abattue sur le monde capitaliste à la fin 2008. Aujourd’hui, et c’est ce qui amuse tant la rédaction de Página/12 et son dessinateur, Daniel Paz, la croissance sud-américaine permet aux filiales espagnoles implantées dans la zone de compenser par les profits américains les pertes sur le territoire national. D’où le titre de l’article : en el siglo XXI, España se sigue haciendo la América (au 21ème siècle, l’Espagne se paye encore et toujours l’Amérique).
Au premier semestre de cette année, le filiale argentine de Telefónica, l'opérateur historique espagnol, a connu une croissance de 10,2 %. Le Brésil et l’Argentine arrivent ainsi parmi les meilleures sources de profit pour les entreprises de capitaux espagnols implantées là-bas : les banques BBVA et Santander en premier lieu, les fournisseurs d’accès en téléphonie mobile et internet sous la marque Telefónica ou dans des participations majoritaires ou importantes à des marques locales et l’entreprise pétrolière Repsol, qui possède la majorité de YPF, la compagnie argentine d'exploitation des gisements de pétrole patagoniens, qui fut créée par le président Hipólito Yrigoyen dans les années 20 pour que les bénéfices de cette ressource n’échappent pas au pays (1).
Pour aller plus loin sur les modalités de ces flux économiques entre l’Amérique du Sud et l’économie espagnole, lire l’article de Página/12 de ce matin.
Quant au dessin qui fait la une, il dit :
Le gros titre : De Nada (de rien, formule de politesse pour répondre à des remerciements propre à l'Espagne. Les Argentins, eux, disent no hay de que, en français : il n'y a pas de quoi.).
La vigie : Fric !!!!!
La légende dans le bandeau blanc sous le navire : Les capitaux espagnols découvrent l'Amérique.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
Et pour le souvenir de ce que fut la richesse espagnole grâce à l’exploitation du Nouveau Monde depuis ce jour où la vigie de Christophe Colomb cria Terre ! (et non pas Guita!), remettons-nous en tête les vers de Victor Hugo, lui qui avait été témoin de la décolonisation vécue du côté espagnol mais afrancesado (autrement dit du côté des collaborateurs espagnols pendant l’occupation napolénienne) :
Bon appétit, messieurs ! Ô ministres intègres !
Conseillers vertueux ! Voilà votre façon
De servir, serviteurs qui pillez la maison !
Donc vous n'avez pas honte et vous choisissez l'heure,
L'heure sombre où l'Espagne agonisante pleure !
Donc vous n'avez ici pas d'autres intérêts
Que remplir votre poche et vous enfuir après !
Soyez flétris, devant votre pays qui tombe,
Fossoyeurs qui venez le voler dans sa tombe !
Mais voyez, regardez, ayez quelque pudeur !
L'Espagne et sa vertu, l'Espagne et sa grandeur,
Tout s'en va. Nous avons, depuis Philippe Quatre,
Perdu le Portugal, le Brésil, sans combattre ;
En Alsace Brisach, Steinfort en Luxembourg ;
Et toute la Comté jusqu'au dernier faubourg ;
Le Roussillon, Ormuz, Goa, cinq mille lieues
De côte, et Fernambouc, et les montagnes bleues !
Mais voyez ! Du ponant jusques à l'orient,
L'Europe, qui vous hait, vous regarde en riant.
Comme si votre roi n'était plus qu'un fantôme,
La Hollande et l'Anglais partagent ce royaume ;
Rome vous trompe ; il faut ne risquer qu'à demi
Une armée en Piémont, quoique pays ami ;
La Savoie et son duc sont pleins de précipices.
La France pour vous prendre attend des jours propices.
L'Autriche aussi vous guette. Et l'Infant bavarois
Se meurt, vous le savez. Quant à vos vice-rois,
Médina, fou d'amour, emplit Naples d'esclandres,
Vaudémont vend Milan, Leganez perd les Flandres.
Quel remède à cela ? L'État est indigent,
L'Etat est épuisé de troupes et d'argent ;
Nous avons sur la mer, où Dieu met ses colères,
Perdu trois cents vaisseaux, sans compter les galères.
Et vous osez ! ... Messieurs, en vingt ans, songez-y,
Le peuple, – j'en ai fait le compte, et c'est ainsi ! –
Portant sa charge énorme et sous laquelle il ploie,
Pour vous, pour vos plaisirs, pour vos filles de joie,
Le peuple misérable, et qu'on pressure encor,
A sué quatre cent trente millions d'or !
Et ce n'est pas assez ! Et vous voulez, mes maîtres ! ...
Ah ! J'ai honte pour vous ! Au dedans, routiers, reîtres,
Vont battant le pays et brûlant la moisson.
L'escopette est braquée au coin de tout buisson.
Comme si c'était peu de la guerre des princes,
Guerre entre les couvents, guerre entre les provinces,
Tous voulant dévorer leur voisin éperdu,
Morsures d'affamés sur un vaisseau perdu !
Notre église en ruine est pleine de couleuvres ;
L'herbe y croît. Quant aux grands, des aïeux, mais pas d'oeuvres.
Tout se fait par intrigue et rien par loyauté.
Tout se fait par intrigue et rien par loyauté.
L'Espagne est un égout où vient l'impureté
De toute nation. Tout seigneur, à ses gages,
A cent coupe-jarrets qui parlent cent langages.
Gênois, sarde, flamand, Babel est dans Madrid.
L'alguazil, dur au pauvre, au riche s'attendrit.
La nuit on assassine, et chacun crie : « à l'aide ! »
– Hier on m'a volé, moi, près du pont de Tolède ! –
La moitié de Madrid pille l'autre moitié.
Tous les juges vendus. Pas un soldat payé.
Anciens vainqueurs du monde, Espagnols que nous sommes.
Quelle armée avons-nous ? À peine six mille hommes,
Qui vont pieds nus. Des gueux, des juifs, des montagnards,
S'habillant d'une loque et s'armant de poignards.
Aussi d'un régiment toute bande se double.
Sitôt que la nuit tombe, il est une heure trouble
Où le soldat douteux se transforme en larron.
Matalobos a plus de troupes qu'un baron.
Un voleur fait chez lui la guerre au roi d'Espagne.
Hélas ! Les paysans qui sont dans la campagne
Insultent en passant la voiture du roi.
Et lui, votre seigneur, plein de deuil et d'effroi,
Seul, dans l'Escurial, avec les morts qu'il foule,
Courbe son front pensif sur qui l'empire croule !
Voilà ! – L'Europe, hélas ! écrase du talon
Ce pays qui fut pourpre et n'est plus que haillon.
L'Etat s'est ruiné dans ce siècle funeste,
Et vous vous disputez à qui prendra le reste !
Ce grand peuple espagnol aux membres énervés,
Qui s'est couché dans l'ombre et sur qui vous vivez,
Expire dans cet antre où son sort se termine,
Triste comme un lion mangé par la vermine !
Cette tirade, qui est parmi les plus connues du théâtre français, écrite en alexandrins de 12 syllabes (les alexandrins espagnols en font 14), a inspiré des poètes de tango. Si vous lisez Cambalache, de Enrique Santos Discépolo (2), vous découvrirez le sceau hugolien dans cette autre diatribe contre la corruption d'un autre temps et d'un autre pays. Pas très étonnant chez un écrivain qui fut aussi un comédien de théâtre incroyablement érudit... Si vous lisez El Rey, de Horacio Ferrer (3), vous verrez aussi qu'il a pas mal lu Hugo, lui aussi, dans l'abondante bibliothèque de son père, pendant son enfance à Montevideo.
Alors, pour mes amis argentins, que je vais bientôt revoir, et les internautes qui lisent ce blog depuis les rives du Río de La Plata et qui ont tant d'amour pour notre langue, la voici, cette tirade, déclamée par Gérard Philippe, suivie des commentaires de Jean Villar, metteur en scène de ce Ruy Blas et alors directeur du Théâtre National Populaire, au Théâtre de Chaillot, grâce à la base d'archives audiovisuelles de l'INA (institut national de l'audiovisuel).
(1) Dans les années 1990, YPF a fait partie de ces joyaux de la couronne industrielle argentine que l'ancien président Carlos Menem a bradé à des capitaux étrangers, comme Aerolineas Argentinas, elles aussi vendues à des Espagnols (Iberia, qui revendit elle-même la compagnie contre de la monnaie de singe à Marsans, qui fut finalement, de jure, exproprié l’année dernière pour que l’Argentine récupère au moins ses lignes aériennes).
(2) Cambalache est intégré à Barrio de Tango, recueil bilingue de tangos argentins, ed. du Jasmin, mai 2010, p 144.
(3) El Rey devrait faire partie du prochain livre, une autre anthologie, sur des poètes actuels, où vous retrouverez outre Horacio Ferrer, qui est incontournable et auquel j'ai déjà consacré un cahier de 15 pages dans la revue Triages de juin 2008, des gens moins connus chez nous, comme Litto Nebbia dont je vous parle de temps en temps dans ce blog, ou moins connus tout court, comme Alorsa, dont j'ai traduit pour ce second bouquin une dizaine d'oeuvres, dont l'un des morceaux de son second et dernier disque, 13 canciones para Mandinga, sorti post-mortem, le 3 octobre 2009 (voir mon article du 3 octobre 2009 sur cette présentation qui s'était faite à La Plata). Revue Triages, aux Editions Tarabuste, rue du Fort, 36170 Saint-Benoît-du-Sault, numéro 20 pour le cahier Horacio Ferrer et Supplément annuel pour l'anthologie 200 ans après. Pour en savoir plus sur les artistes cités, cliquez sur leurs noms dans la rubrique Vecinos del Barrio, dans la partie haute de la Colonne de droite, et retrouvez l'ensemble des articles qui leur sont consacrés dans ce blog.