lundi 23 mars 2009

Aire : le nouveau disque de Me darás mil hijos [Disques & Livres]


Me darás mil hijos (tu me donneras mille enfants) est une orquesta típica hérétique, composée de 10 musiciens, dont la plupart viennent du rock des années 80 et 90. Ils se sont formés en sextuor de tango en 2001, quand le tango a repris du poil de la bête après la mort de Piazzolla et le repousse de l’herbe tanguera dévastée par la Junte militaire de 1976-1983 (1), puis ils ont intégré de nouveaux compagnons au fil du temps.

Les quatre instruments qui fondent la típica sont presque tous là : Federico Ghazarosian tient la contrebasse, Christine Brebes assure la partie du violon et Leonora Arbisser tient à la fois le piano et... l’accordéon qui remplace (ô hérésie !) le bandonéon (donc, seconde hérésie, les deux instruments ne jouent pas ensemble !). Ce coup de canif accordéonesque dans le canon tanguero se reproduit dans la présence de plusieurs autres instruments totalement "déplacés" dans un orchestre de tango : les instruments à cordes pincées que sont le cavaquinho et le charango (2) (Gustavo Semmartín) et aussi le banjo de la country (Rodrigo Guerra et Gustavo Semmartín), la batterie qui vient du jazz ou du rock, tenue par Federico Ghazarosian, et des instruments à vent comme le tuba (Rodrigo Guerra), le trombone (Rodrigo Guerra, Carlos Alvarado et Germán Cohen) et la trompette (Damián Rovner). Ils ont aussi, beaucoup plus traditionnelles, des guitares sèches (Santiago Fernández et Gustavo Semmartín) ou électrique (Gustavo Semmartín) et un chanteur, Mariano Fernández, frère du précédent Fernández qui est aussi guitariste (guitare sèche) (3).

Leur musique est un cocktail déroutant qui les apparente autant au tango qu’à la musique folk ou "ethnique". Ils se disent influencés par des genres aussi variés que le tango, le folk, le rock et la chanson française (ils citent nommément Serge Gainsbourg). En tango, ils citent les noms de Carlos Gardel, Edmundo Rivero (1911-1986) qui fut non seulement un grand chanteur mais aussi un excellent compositeur et un courageux défenseur et promoteur du lunfardo et de l’art populaire le plus authentique à des périodes politiquement difficiles (Edmundo Rivero a à peine joui du retour de la démocratie et de la fin des censures, en 1983), Astor Piazzolla, Aníbal Troilo et Osvaldo Pugliese (donc essentiellement des novateurs à très forte personnalité). Parmi la musique folk qui les marque, ils citent la musique des Balkans, la country états-unienne et la tradition klezmer (dont le rôle dans la genèse du tango est à présent bien connue). Les Beatles, Clash, Johnny Cash et Cure font enfin partie des artistes de rock qu’ils ont inscrits à leur panthéon.

Ils étaient ce samedi 21 mars au CAFF (Club Atlético Fernández Fierro, le siège de la Orquesta Típica Fernández Fierro, il n’a pris du club sportif que sa tradition de convivialité "barrial", de communautarisme de quartier si commun dans les villes argentines). Ils y présentaient à 21h30 leur 3ème disque Aire, qu’on peut trouver à Buenos Aires dans l’espace musical de la librairie Ghandi sur l’avenida Corrientes (20 $ l’entrée avant le concert, 25 le jour même).

Le mieux, si vous n’étiez pas au CAFF en ce premier jour d’automne, c’est de vous rendre sur leur page My Space (mp3 en écoute libre et clips vidéos à regarder gratuitement) ou sur leur site (qui diffuse déjà leur musique mais il faut rester un petit moment sur la page, le temps que la musique se charge et se déclenche automatiquement. Le site est encore en construction...)

Le vendredi 16 mai, ils seront au Teatro IFT, rue Boulogne sur Mer au n° 549, toujours dans le quartier de l’Abasto à Buenos Aires, pour une nouvelle présentation de cet album.

(1) C’est une des tristes conséquences de la personnalité musicale exceptionnelle d’Astor Piazzolla et de circonstances politiques du temps. Il était très difficile à des compositeurs nouveaux de surgir dans le domaine du tango à l’époque où Piazzolla avait atteint son apogée (les années 70 et 80). Son génie de compositeur et d’orchestrateur a tout écrasé autour de lui à une époque où les gouvernements argentins, à la solde des Etats-Unis, cherchaient à faire disparaître cette revendication d’indépendance culturelle qu’a toujours été le tango et à faire place nette au rouleau compresseur des produits culturels en provenance des Etats-Unis (industrie du disque, des séries télé et du cinéma). Comptez qu’en plus, Piazzolla a quitté l’Argentine en 1975, après sa séparation avec Amelita Baltar, sa deuxième femme, et qu’il s’est mis à parcourir le monde où il a joui de toute la liberté de création et de toute la reconnaissance du public dont il avait besoin. C’est le retour à la démocratie, à la fin 1983, qui a permis au tango de renaître peu à peu de ses cendres (au sens propre de l’expression puisque pendant la Dictature, on avait détruit des matrices de disques, des stocks de partitions, des fonds d’éditeur....). Le réveil du tango a eu lieu dans les années 90, à peu près avec la prise de fonction de Carlos Menem à la Présidence de la République. Or Piazzolla est mort, à un peu plus de 71 ans, en 1992.
(2) Cavaquinho et charango : deux instruments dont la forme générale (caisse de résonance, rosace, manche et encordement) rappelle celle de la guitare. Mais ce serait une guitare de taille réduite. Le cavaquinho est un instrument d’origine portugaise qui a gagné le Brésil et le Cap-Vert (on l’appelle aussi braguihna ou ukulélé) et le charango est un instrument adopté par les Indiens du sud de l’Amérique du Sud, sans doute sous l’influence des Jésuites qui ont importé la facture d’instruments dans les territoires que le Roi d’Espagne leur avaient concédés un moment, ces territoires du nord argentin, du Paraguay et du sud de la Bolivie, qu’on appellait les missions ou les réductions jésuites. Les instruments dont ils ont importé les techniques de fabrication étaient essentiellement la viole, le violon, le violoncelle, la guitare et le luth et un certain nombre de flûte, tous instruments que les Indiens ont le cas échéant adaptés à leurs propres usages musicaux. Il existe encore dans ces régions des zones où vivent des Indiens qui ont conservé vivantes les traditions musicales implantées là par la Compagnie de Jésus au 17ème et 18ème siècles, avant que les Jésuites ne soient bannis des terres du Roi d’Espagne, parce que leur activité allaient trop à l’encontre des intérêts économiques de la colonisation et de la monarchie absolue qui régnait alors en Espagne comme en France.
(3) guitarra criolla o/y acústica, c’est la guitare sèche. La guitare électrique se dit guitarra eléctrica.