A la fin du mois de mars et au début du mois d’avril, le guitariste, chanteur et compositeur Juan Cedrón, dit El Tata Cedrón, donnera, avec son quatuor (el Cuarteto Cedrón), une double série de tours de chant.
Les 26, 27, 28 et 29 mars à 21h, ils présenteront un répertoire inédit en hommage au grand poète du tango Homero Manzi (Añatuya, Province Santiago del Estero, 1er novembre 1907 - Buenos Aires, 3 mar 1951).
Malgré une vie très courte, Homero Manzi, qui a été emporté par un cancer, est ce que l’on peut appeler un "Poeta Fundamental", un poète qui a contribué à donner au tango argentin son identité esthétique et culturelle. C’est lui notamment qui a inventé le personnage (car c’en est un à part entière) du quartier, qui a intégré ce protagoniste dans la panoplie des archétypes dont auteurs et musiciens continuent à jouer aujourd’hui, chacun à sa manière. C’est à lui que l’on doit le texte du tango Barrio de Tango, dont la musique est de Aníbal Troilo. La mort précoce du Maestro Homero Manzi ne lui permit pas de faire aboutir l’ensemble de ce qu’il a écrit. Il a laissé après sa mort un monceau de textes, poètes, contes, articles inédits à son fils, Acho Manzi, le compositeur en 1948, à l’âge de 16 ans, d’un tango hyper-connu : El último organito (le dernier orgue de barbarie), sur un poème que son père lui donna à mettre en musique.
Acho Manzi et Juan Cedrón sont deux amis. Ensemble, en 2007, qui était el Año Homero Manzi en l’honneur des 100 ans de sa naissance, ils ont édité un disque d’inédits du grand poète, musicalisés par Tata Cedrón.
Ce disque, toujours disponible, édité sous le label Acqua Records, comporte 15 pistes et servira de canevas au concert de ces quatre soirs. Il s’intitule Frisón Frisón, du nom du cheval du cuarteador (1) de Nobleza de Arrabal (Homero Manzi - Francisco Canaro), dont je vous ai traduit une petite strophe dans un article publié en juillet 2008. C’est le portrait de Frisón, peint par feu Alberto Cedrón, un frère de Juan Cedrón qui orne une portion du fameux "paredón" de Sur, dans Nueva Pompeya (2), qui, photographié par Tata Cedrón, fait la jacquette du disque sur lequel on trouve 10 inédits de Manzi stricto-sensu (musique de Cedrón), 1 tango de Acho Manzi et Juan Cedrón (Un Cuento), deux morceaux de Juan Cedrón seul ( La Bicicleta celeste) ou avec Antonia García C (Juventud) et une version du célèbre Responso (Absoute, ce qu’en français on traduirait plus volontiers par Requiem, personne ne sachant plus ce qu’est une absoute), que Aníbal Troilo composa en hommage à son ami, le 3 mai 1951, pendant qu’avait lieu la veillée funèbre dans le grand hall d’entrée de la SADAIC.
Ce disque est accompagné d'un livret assez épais, plein de confidences d'Acho Manzi dont on voit de très belles photos à côté du chanteur, sur les lieux de l'adolescence de Manzi père.
Les 2,3, 4 et 5 avril, à 21h, c’est à un autre poète auquel Tata Cedrón a aussi dédié un album que le Cuarteto rendra hommage dans son show : Raúl González Tuñón, autre grand poète et écrivain argentin, né et mort à Buenos Aires (29 mars 1905-14 août 1974). Raúl González Tuñón, un poète engagé politiquement (parti communiste argentin), un voyageur qui parcourut l’Europe, un journaliste qui contribua à mettre en échec les stratégies d’enfermement de l’Argentine et de repli sur soi tentées par divers gouvernements autoritaires ou dictatoriaux, n’a jamais écrit spécifiquement pour le tango (à l’inverse de Manzi), même s’il a toujours entretenu beaucoup de contacts avec les artistes de tango. Le disque de 11 pistes, Todo Raúl González Tuñón (chez Alfiz Producciones), comporte donc des poèmes mis en musique, après la mort du poète, par le compositeur pour cet hommage.
Les places pour ces huit concerts sont à 35$ si elles sont retenues à l’avance et à 45$ le jour même.
(1) On appelait "cuarteador" le manoeuvre qui, à l’aide d’un cheval ou de deux chevaux attelé(s), louait ses services, sur les routes ou dans les propriétés agricoles, pour toutes sortes de travaux de trait. Dans Nobleza de Arrabal, il s’agit surtout de désembourber les voitures sur les routes aux abords du Riachuelo, dans le sud de Buenos Aires.
Jusqu’aux années 50, les routes de ce côté-là n’étaient pas aménagées et le paysage était en plus parcouru de fossés qui devaient limiter les inondations dans cette zone deltaïque passablement marécageuse au naturel. Les charrettes de livraison jusque dans les années 50, et même les voitures attelées des riches voyageurs jusqu’à l’arrivée de l’automobile, versaient régulièrement à cause du terrain trempé, risquaient à tout moment de quitter la route, s’enfonçaient dans les flaques de boue épaisse laissée par la pluie ou ne parvenaient pas à grimper les monticules érigés de loin en loin comme autant de digues destinées à protéger la zone et ses habitants des crues intempestives de la rivière (parfois plusieurs fois au cours de la même année). C’est ce à quoi Homero Manzi fait allusion dans Sur (dans ce célèbre vers du début : "y más allá la inundación"... Et au-delà, l’inondation). C’est le travail d’un tel cuarteador que raconte le tango Manoblanca, du même Homero Manzi : il parle à ses chevaux pour les encourager, les guider dans leur tâche, mais ne pense qu’à aller rejoindre une jolie fille avec laquelle il a rendez-vous esquina Centenera y Tabaré, carrefour anodin de Nueva Pompeya dont ce tango a fait un mythe, comme Barrio de Tango a glorifié cette autre esquina, San Juan y Boedo, dans le quartier de Boedo.
(2) Sur ce mur aveugle, qui fut l'enceinte d'une peausserie, à deux pas du collège où Homero Manzi avait été mis en pension par ses parents (pour lui éviter une vie un peu trop dissipée !), d'autres peintres ont aussi travaillé, en particulier Marta Luchenio et Chilo Tulissi (pour ce dernier, voir Colonne de droite, rubrique Artistes plastiques, et les articles de Barrio de Tango relatifs à ce peintre sous ce lien).