Pour la énième fois depuis qu’il n’est plus président de la République, Carlos Menem se voit poursuivi par la Justice. Cette fois-ci, il est bel et bien inculpé dans le cadre de l’enquête sur l’attentat de l’AMIA : il est soupçonné d’avoir usé de son pouvoir présidentiel pour sciemment détourné policiers et magistrats de la piste syrienne, dans l’enquête qui a suivi cet attentat contre la mutuelle juive de Buenos Aires qui a causé 85 morts dans la rue Pasteur ainsi que des centaines de blessés, le 18 juillet 1994. Voir mon article précédent datant du moment de la découverte de son implication probable dans cette affaire particulièrement odieuse.
Il a été officiellement convoqué pour aujourd’hui, lundi 9 mars, par un juge, Ariel Lijo, pour être entendu. Il a aussitôt fait savoir qu’il ne se rendrait pas à cette convocation (ou plus exactement, selon la procédure argentine, il est allé déposer au greffe du tribunal une écriture juridique où il proteste de son innocence et conteste par là la légitimité de la procédure intentée contre lui). Il a profité de cette petite sortie estivale pour parader à bord d’une belle voiture, avec son grand sourire à la Gardel (1), une veste de style sport beige et le reste à l’avenant, se faisant ainsi acclamer par quelques partisans (il est toujours Sénateur fédéral pour la Province de la Rioja dont il est originaire mais ne siège plus guère). C’est l’attitude de défi, inimaginable en Europe, qu’il a toujours adoptée envers les instances judiciaires démocratiques de son pays. Il s’arrange ainsi pour retarder les échéances mais l’appareil judiciaire arrive néanmoins, au bout d’un délai qui n’est pas si long, à le coincer : l’un de ses procès pour vente d’armes illégales à la Croatie et à l’Equateur entre 1991 et 1995 est actuellement dans sa phase ultime, l’audience, alors qu’il a été inculpé il y a seulement un an. Il risque une condamnation ferme.
Il sera aussi très prochainement inculpé, par le juge Sergio Torres cette fois-ci, pour une affaire de vente irrégulière, en 1991 d’un vaste domaine, situé dans le quartier de Palermo, à la Sociedad Rural, puissante et vénérable société de grands propriétaires agricoles, qui y a établi depuis un parc d’exposition. C’est là que se tient l’équivalent du Salon de l’Agriculture. Le Parc d’exposition en question ("predio ferial") est aussi loué pour différentes manifestations : foires, salons et congrès où l’on attend un grand nombre de participants (2). Le predio ferial s'étend sur 12 hectares situés en plein quartier de Palermo. Selon les différentes estimations officielles, qui varient en fonction des critères retenus, le site, qui ne peut être aménagé ni pour du résidentiel ni pour un centre commercial, vaut, à cet endroit là de la capitale argentine, entre 90 millions USD et 130 millions USD (puisque telle est l’unité d’évaluation du prix de l’immobilier en Argentine). Or il a été cédé, dans une opération de privatisation comme Carlos Menem en réalisé beaucoup, à 30 millions USD, à la Sociedad Rural Argentina, qui l’a acheté à crédit et n’a jamais en plus vraiment fini de le payer (après le Corralito, intervenu en décembre 2001, la Sociedad Rural a cessé de rembourser, ce qui, mécaniquement, réapprécie à la hausse la dette restant à acquitter, ce que l’organisation agricole conteste et plus rien n’avance). L’Etat, que cette opération de liquidation des bijoux de famille était censé enrichir, en est encore de sa poche. Et sur cette affaire aussi, les observateurs prédisent qu’il ne défèrera pas à la convocation du juge.
Carlos Menem a été Président de la République argentine de 1989 à 1999. Il fut le 2ème président de la Démocratie retrouvée, en succédant à Raúl Alfonsín. A la tête du pays, il a pratiqué une politique flamboyante de dérégularisation tous azimuts dans tous les domaines, économiques et sociaux. C’est lui qui a mis en place un régime de retraite de base par capitalisation dont les résultats, catastrophiques pour la population dont il était censé protéger l’avenir, a conduit l’actuel gouvernement à le supprimer et à lui substituer un régime par répartition devenu universel (voir mes articles de l’année dernière à ce sujet). C’est Carlos Menem qui a privatisé les deux fleurons nationaux qu’était l’YPF (la société nationale du pétrole, créée par Hipólito Yrigoyen au tout début des années 20, et aujourd’hui aux mains de multinationales pétrolières qui ne sont pas près de la rendre !) et la compagnie d’aviation Aerolineas Argentinas, créée par le Gouvernement Perón dans les années 50 (renationalisée tout récemment par l’actuel gouvernement, voir mes articles à ce propos). C’est lui encore qui a libéralisé à fond tout le marché agricole, ce sur quoi Cristina Fernández s’acharne à revenir. C’est lui enfin qui a conduit l’économie argentine à un tel point de fragilité que tout le système monétaire s’est effondré, deux ans après son départ de la Casa Rosada, en décembre 2001.
Pour comble de scandale, voici que le greffier du premier juge qui était en charge de l’enquête sur l’attentat de l’AMIA, celui qui découvrit la piste argentino-syrienne et se laissa ensuite dicter sa conduite par le frère du Président de la République, alors haut magistrat à la tête de tout le corps judiciaire (équivalent grosso modo du poste de Premier Président de la Cour de Cassation en France et en Belgique), voici que le greffier de ce juge, qui s’appelle Claudio Lifschitz (un nom dont l’origine juive ne laisse pas de doute) et qui a dénoncé les agissements irréguliers du juge dans cette affaire, entraînant ainsi la condamnation pénale du magistrat, vient de porter plainte pour séquestration et actes de torture pour des faits qui se sont déroulés ce week-end.
Il dit avoir été capturé dans la nuit de vendredi par trois hommes cagoulés se prétendant agents du SIDE (le service de contre-espionnage argentin, contre lequel l’homme s’est porté partie civile pour avoir été espionné lorsqu’il dénonçait les agissements du juge). Ces hommes l’auraient couvert d’injures à caractère raciste et lui auraient tailladé le dos pour y écrire au couteau le sigle AMIA (l’homme porte en effet de telles blessures et les a montrées à la presse). Avant de lui rendre sa liberté, ils lui ont encore tatoué sur l’avant-bras gauche la référence qui aurait été celle du premier dossier d’instruction de l’attentat. Libéré dans la Province de Buenos Aires non loin d’une école de police, il a aussitôt été conduit à l’hôpital dont il est ressorti dimanche dans la journée. Il exerce aujourd’hui la profession d’avocat.
Cet été, en janvier et février, on a observé à Buenos Aires l’apparition de graffitis anti-sémites qui ont été vivement condamnés par le Gouvernement de la Ville, qui a mobilisé toutes ses équipes de nettoyage pour les effacer partout, ont donné lieu à quelques dérapages verbaux de la part d’élus locaux à l’antisémitisme latent et ont été attribués à la confusion générale et savamment entretenue par quelques lobbies et groupes de pression racistes de tous poils partout dans le monde entre judaïsme et judaïté d’une part et politique de l’Etat d’Israël d’autre part.
(1) Le seul point commun qu’il ait sans doute avec Juan Perón dont il se réclame pourtant : cette capacité de jouer de ce sourire mythique pour séduire tout le monde. Et en plus, lui il s’appelle Carlos, comme l’Autre !
(2) Pendant 9 ans, c’est là que se sont concentrées toutes les manifestations du Festival de Tango de Buenos Aires, qui s’est éclaté l’année dernière, par volonté du nouveau Gouvernement de la Ville de Buenos Aires sur une grande partie de la ville.