Le 19 juillet 2008, j'avais ouvert ce blog avec un coup de théâtre politique : le Vice-Président argentin, devant départagé un vote sénatorial, avait voté, en sa qualité de Président de la Haute Assemblée, contre un projet gouvernemental pour que sa seule voix n'emporte pas le vote d'une loi qui divisait profondément le pays. Il s'agissait alors d'imposer aux exportations agricoles (soja, céréales, viande et lait) une taxe indexée sur le cours mondial de ces matières premières (qui était alors particulièrement élevé).
En Argentine, la production agricole fournit à elle toute seule 10% du PIB (à quoi il faut ajouter la production des secteurs connexes que sont la transformation agro-alimentaire et la production de machines agricoles). C'est l'un des acteurs majeurs de la balance commerciale argentine (35% des exportations proviennent de la filière intégrée agro-alimentaire). Et pour lutter contre ce projet fiscal, tout ce secteur de production primaire, ce qu'on appelle el campo, s'était uni, pour la première fois de l'histoire, pour couper les routes dans tout le pays. Cela avait duré plus de trois mois. On frôlait l'état de siège sur l'ensemble du territoire et la région de Buenos Aires commençait à souffrir de carences réelles en denrées alimentaires de base et en carburant, alors que l'on s'acheminait vers l'hiver. Le non sénatorial de Julio Cleto Cobos avait ramené aussitôt un peu de calme. Les barrages sur les routes avaient été levés en 24 heures, la distribution alimentaire avait mis une quinzaine de jours à retrouver la normalité et les quatres confédérations agricoles du pays s'était réunies dans un front commun, baptisée la Mesa de Enlace (la table de coordination), pour négocier avec le gouvernement. Depuis, les négociations tournaient en rond, personne ne voulant faire la moindre concession à personne.
Or mercredi dernier, au niveau fédéral (les Argentins disent "nacional", parce que le mot "federal" a là-bas un parfum de guerre civile de début du 19e siècle), un accord est enfin intervenu entre la Mesa de Enlace et le Gouvernement, grâce à de nouvelles propositions de ce dernier et à un coup politique assez habile de la Présidente, Cristina Fernández de Kirchner.
Jusqu'à mardi dernier, la chef de l'Etat avait maintenu une attitude assez cassante avec l'ensemble du secteur, l'accusant de n'avoir aucun sens de la solidarité nationale et de ne penser qu'à empocher des bénéfices sans aucune espèce de considération pour les autres enjeux socio-économiques de la vie nationale. Les taxes indexées ("retenciones móviles"), dont elle exigeait depuis le début de l'année 2008 la mise en place, étaient destinées, d'après le discours gouvernemental, à organiser la redistribution dont l'organisation et la garantie incombent en effet au politique (ce dont l'organisation la plus puissante du Campo, la Sociedad Rural, ne veut pas entendre parler). Cassante elle était, cassante elle restait et les représentants du campo (la Sociedad Rural et les trois autres organisations, moins marquées qu'elle dans le refus du social), le personnel politique, les observateurs avaient cataloguée la Présidente comme "pas ouverte au dialogue et hostile a priori au Campo" -alors que Cobos, pour le Campo, ça, c'était un homme, un vrai et qui en avait dans le pantalon (1).
Dimanche 1er mars, Cristina Fernández, arrivant au Congrés pour ouvrir la nouvelle session parlementaire, était accueillie par le Vice-Président, comme le prévoit le protocole. Un vice-président qui avait pris le contre-pied de la majorité de son parti, l'UCR, pour faire une alliance de gouvernement avec les péronistes et les socialistes (Julio Cobos était ce qu'on appelait un radical K, pour kichneriste). Une poignée de main entre les deux, pas le moindre sourire. Et pendant toute la cérémonie, pas l'ombre d'un croisement de regard. Cela avait donné un signal de situation bloquée au possible et qui n'avait guère changé depuis le mois de juillet (voir l'article à ce sujet). D'autant que Cobos avait révélé pendant l'été n'avoir plus aucun contact avec la Présidente, dont il avait appris le petit problème de santé (une baisse de tension)... par la presse.
Et voilà que mercredi, Cristina Fernández a pris tout le monde par surprise en s'invitant à la table de négociation au Ministère de la Production. Elle s'est impliquée personnellement, a expliqué sa position (2), s'est montrée ouverte aux exigences sectorielles, a fait preuve d'une frugalité que beaucoup lui dénient (elle n'a bu que de l'eau, se gardant de toucher au café et aux petits gâteaux...). Et elle a obtenu la signature d'un premier accord entre la Mesa de Enlace et le Gouvernement sur le principe de quelques règles qui s'appliqueront désormais aux exportations agricoles pour que le chiffre d'affaires généré par le secteur ne bénéficie pas qu'à une poignée de gros producteurs, surtout en cette période de grave crise économique à l'échelle mondiale.
Traditionnellement en Argentine, le secteur agricole est dominé par quelques très gros acteurs qui font la pluie et le beau temps sur le marché (d'anciennes fortunes personnelles transformées aujourd'hui en sociétés anonymes avec des mandataires un peu partout dans le monde qui veillent à leurs intérêts). Et ces gros producteurs préfèrent et de loin exporter leur production plutôt qu'achalander le marché intérieur, nettement moins rentable. D'où l'idée bien ancrée encore aujourd'hui dans la population que ce qui est disponible sur le territoire national est de la moins bonne qualité (viande, lait, farine, vin, fruits et légumes). Ce secteur agricole et principalement la Sociedad Rural, qui a été, avec les intérêts financiers britanniques puis avec la CIA, le grand faiseur de rois des années 1930 à 1983, a toujours milité pour la plus grande dérégularisation des exportations. Il a souvent eu gain de cause, notamment dans les années 70 sous la Dictature, puis à nouveau à l'époque du néo-libéralisme tous azimuts des mandats de Carlos Menem. Il a même pu obtenir la privatisation des grands ports céréaliers du pays !
Ce premier niveau de la résolution du conflit agricole qui durait depuis plus d'un an a soulagé tout le monde. Une des rares fois où l'on a vu tout le personnel politique, sur presque tous les bancs des deux assemblées, soutenir l'initiative de la Présidente et saluer son attitude.
Une nouvelle année politique commence. La presse de gauche analyse la nouvelle attitude de la Présidente comme un changement de cap dû à la conjoncture économique générale. Il se trouve aussi que cette année est une année électorale, au niveau de certaines Provinces et au niveau fédéral (renouvellement des deux chambres).
En savoir plus : voir les journaux (liens dans la rubrique Actu de la Colonne de droite) à la date du 4 et du 5 mars 2009.
(1) Quand ils partent dans la polémique, les représentants du Campo sont d'une vulgarité et d'une paillardise incommensurables . Les plus grosses fortunes du pays adoptent un vocabulaire de charretier. Je vous laisse donc imaginer à quel attribut viril étaient identifiés les deux o de Cobos sur les pancartes des manifestants "ruralistas" vers la fin juillet 2008.
Il est fort possible que la crispation du Campo ait été aggravée par le fait qu'ils avaient affaire à une femme et non à un homme à la tête du pays (en plus d'avoir affaire à un énième gouvernement de gauche). Ce qui ne retire rien à la responsabilité de Cristina Fernández car elle les a bel et bien pris de front, d'une manière bien peu diplomatique, peut-être parce qu'étant femme, elle avait aussi besoin de leur montrer qu'elle avait du répondant et qu'ils ne devaient pas compter la manipuler facilement.
(2) Notamment son intransigeance sur le soja, dont elle refuse absolument qu'il bénéficie de quelque aide, soutien ou encouragement au développement que ce soit de la part de l'Etat ("le soja n'a pas besoin de soutien au développement, il se soutient bien assez tout seul", a-t-elle déclaré). La totalité de la production du soja est en effet destinée à l'exportation. La partie que l'on retrouve, sous forme de farine ou de graines dans le commerce local (j'en ai personnellement vu en vente, en vrac, dans un supermarché Coto dans le centre de Buenos Aires) ou que l'on sert, de force, dans les cantines scolaires de la Capitale et que les gamins refusent d'ingurgiter (voir mon article à ce sujet) est tout à fait insignifiante. Elle a donc expliqué que le soja bénéficiait de suffisamment d'avantages grâce à ce taux de production exportée et pour une fois, les représentants agricoles n'ont pas répliqué, alors que dès qu'elle ouvrait jusqu'à présent la bouche sur le soja, on en avait plein les journaux pour une semaine.
L'Argentine est le premier exportateur de soja au monde. Le soja occupe désormais la moitié des terres ensemencées du pays. Il est passé de 26% des terres en 1996 à 53% aujourd'hui, progression inquiétante pour le reste de la production et notamment celle qui permet de nourrir les Argentins eux-mêmes, d'où une célèbre phrase prononcée par la Présidente en plein conflit des routes coupées (mars-mai 2009) : "les Argentins ne mangent pas de soja". Dans le même temps, le blé est passé de 30% à 18% des terres cultivées, le maïs (très important aussi dans l'alimentation quotidienne) de 16 à 12%. La transformation du soja, en farine et en tourteau, pour nourrir nos bestiaux à nous, en Europe, par exemple, est à l'origine d'une chaîne industrielle qui est l'une des plus puissantes du pays avec l'industrie de la machine agricole. En Argentine, 50% du PIB est assuré par le secteur tertiaire, assurance, banque, ingénierie financière, informatique et marketing...