mercredi 4 mars 2009

Ce soir au CCC : Buenos Aires Negro [à l’affiche]



Que el mundo fue y será una porquería
ya lo sé...
(¡En el quinientos seis
y en el dos mil también!).
Cambalache, Enrique Santos Discépolo


Que le monde fut et sera une saloperie,
Ça, je le sais...
(En 506
(1)
et en l’an 2000 aussi !)
(Traduction Denise Anne Clavilier)



Cambalache, c’est un mot qui n’existe pas en Espagne et qui, en Argentine, revêt deux sens différents, le second dérivé du premier : au sens propre, c’est une brocante, un dépôt-vente, voire un mont-de-piété (c’est dans ce sens-là qu’il faut l’entendre dans Tristezas de la calle Corrientes par exemple). C’est donc une boutique mal rangée, où l’on trouve tout et n’importe quoi sans ordre et sans logique (et c’est pourquoi j’ai choisi ce mot, par référence à ce tango, pour donner un titre à mon fourre-tout de liens culturels en bas de la Colonne de droite).

Par dérivation, cela veut dire un souk (au sens argotique du terme), un bazar (idem), un fatras où une poule ne retrouverait pas ses petits.

Et c’est dans ce second sens qu’il faut l’entendre dans ce tango de Discépolo qui est une catilinaire enragée contre le monde tel qu’il était en 1936 quand Discépolo a écrit et composé ce morceau (et tel qu’il n’a peut-être qu’assez peu changé, la crise économique qui vient de nous tomber dessus le montrant amplement si besoin était). Cambalache est un véritable pamphlet où le poète dénonce la perte de toute valeur morale, de toute hiérarchie dans les valeurs et les mérites, le monde comme il tourne, celui de la crise de 1929 qui était aussi celui de la Guerre d’Espagne, des débuts du nazisme et de la terreur stalinienne. Discépolo revenait alors d’un voyage en Europe et au Maroc et il retrouvait l’Argentine de la Década Infame, une Argentine sous la botte de militaires asservis aux intérêts économiques et géostratégiques anglo-saxons, lui l’anarchiste déchiré et désespéré, à la limite du nihilisme. C’est un texte complexe, difficile, torturé et tissé de contradictions, comme le sont la plupart des grands chefs d’oeuvre de cet artiste déchirant.

C’est donc ce premier vers de Cambalache, légèrement modifié ("el mundo" devient "el tango") qui illustre le concert de Buenos Aires Negro de ce soir. Rien à voir entre ce nom et les influences noires dans la culture rioplatense. Le noir dont il est question ici, c’est la tristesse et le sordide de notre monde, le noir de l’exploitation de l’homme par l’homme.

Ne pas oublier que le CCC est un centre culturel qui milite avant toute chose pour l’économie coopérative, pour des modèles de production et d’organisation alternatifs, vent debout contre le capitalisme libéral qui règne sur le monde actuel.

Les musiciens de Buenos Aires Negro présentent ce soir leur second disque, Sol del Once (Soleil de la Place Once). Autre raison pour laquelle c’est une citation de Discépolo qui a été retenue pour cette affiche : el Once, c’était le quartier privilégié du poète, celui où il était né, où il a toujours aimé vivre, le coin de Buenos Aires qu’il avait en tête lorsqu’il parle de la ville dans ses oeuvres. El Once se trouve dans le quartier de Balvanera. Dans le coeur de la Capitale, c’est toujours actuellement une zone triste où se concentre une grande misère sociale, hier celles des immigrants italiens comme le père napolitain de Discépolo, ceux qu’on appelait en Argentine les gringos, les tanos, aujourd’hui celle des immigrants boliviens et péruviens qui vivent en cirant des chaussures, en vendant des friandises, des gadgets, des journaux, des fruits et légumes, des beignets, sur trois planches ou à même le sol, et de nombreux clochards qui se sont aménagé des abris de fortune dans les anfractuosités du monument sculpté qui se dresse au centre la place et qu’on a en vain essayé de défendre en l’entourant d’une grille. Un royaume de chats errants aussi comme sur le Forum de Rome...

Buenos Aires Negro, qui fusionne tango, jazz et rock, est né en 1997 sur une idée du chanteur-guitariste Hugo Estevez, dit Peche, et du trompettiste Ricardo Culotta, qui décidèrent de marier leur expérience musicale différentes l'une de l'autre et leurs sensibilités artistiques, avec celles des autres musiciens qui forment aujourd'hui le groupe, pour peindre en musique ce Buenos Aires de l’ombre, ce Buenos Aires difficile à vivre, ce qu’ils appellent le Buenos Aires de pourriture ("Buenos Aires podrido"). Comme il faut que le jus de raisin pourrisse qu’il devienne du vin, c’est de ce moût urbain qu’ils tirent leur musique, une musique militante et engagée comme la majeure partie de la musique de tango mais singulièrement aujourd’hui, où les jeunes musiciens qui s’engagent sur ce chemin choisissent ce genre parce qu’ils ont des choses à dire et que les dire leur est plus essentiel que de faire fortune ou de devenir des vedettes clinquantes.

Le groupe se compose aujourd’hui de Hugo “Peche” Estevez (chant et guitare), Ricardo Culotta (trompettes), Coki Carbonero (guitare), Pablo Yanis (bandonéon), Pablo Giménez (trombone), Santiago Cariboni (basse), Juan Pablo Di Leone (flûte traversière) et de Hernán Fernández (batterie). Sebastián Maissa assure leur scénographie (mise en scène et décor).

Vous pouvez mettre d’ores et déjà dans vos favoris le site de Buenos Aires Negro (il est encore en construction, ça vous servira pour plus tard, encore que vous puissiez déjà y trouver quelques liens à des articles de presse et à deux vidéos sur You Tube) et aller écouter dès aujourd’hui quatre de leurs morceaux sur leur page My space (dont est extraite la photo en noir et blanc qui illustre le bas de cet article)...

Sinon, direction le CCC, sur avenida Corrientes, à la hauteur du numéro 1543, à CABA (autre petit nom de la capitale argentine : l’anagramme de Ciudad Autónoma de Buenos Aires. Mais on peut écrire aussi BsAs et dire Baires ou Capital).



(1) En espagnol, et c’est particulièrement vrai en Argentine, il est courant d’omettre la mention du millénaire dans une date. Ainsi Milonga del 900, cela se traduit Milonga de 1900. Pour s’expliquer le 506 de Discépolo, certains commentateurs vont fouiller du côté de l’histoire de l’Antiquité et dans l’époque trouble de la chute de Rome. D’autres pensent à la période, tout aussi trouble et tout aussi violente, de la découverte et de la conquête du Nouveau Monde par les conquistadores espagnols. Vous êtes libre d’aller vers l’époque qui vous parle le plus...