Selon l’Institut public (Nacional) des Statistiques (Estadísticas) et de Recension (Censo) argentin, l’INDEC, le nombre de travailleurs au noir employés en Argentine aurait baissé de 1,5 % par rapport à 2007. Les travailleurs non déclarés seraient 4,2 millions, soit 37,8 % des salariés soumis à une hiérarchie (ce qui définit le salariat en Argentine -et pas seulement en Argentine : "empleados en relación de dependencia"). L’année dernière, ils représentaient 39,3 % de la population salariée.
En 2002, juste après l’effondrement de l’économie nationale (1) le travail au noir occupait 50 % de cette même population. Cependant avant la catastrophe, dans les années 80, l’emploi au noir concernait en moyenne annuelle 20 % des salariés. Dans les années 90, ce chiffre avait grimpé à un peu plus de 25 % et s’était donc envolé après le Corralito.
D’après l’INDEC, ce serait surtout au cours du 4ème trimestre 2008 que le chiffre aurait baissé. Cela correspond à une campagne officielle de "blanqueo des empleados" : le gouvernement a incité les employeurs à déclarer leurs salariés et tenté de prendre des mesures contre les patrons qui s’obstinent à demeurer dans l’illégalité. La prospérité des systèmes sociaux, récemment réformés en matière de retraite notamment, en dépend. Il s’agit aussi d’étendre la protection sociale existante à tous les travailleurs, or ceux qui ne sont pas déclarés n’ont accès à aucun des droits pourtant mis en place (allocations familiales, congés payés, chômage, pension de retraite). En Argentine, les salaires des travailleurs non déclarés sont de 50 à 60 % inférieurs à ceux que touchent les "trabajadores en blanco" (les travailleurs déclarés). Le travail au noir n’est donc pas une combine qui arrange les salariés souhaitant gagner de l’argent à la barbe du fisc et tant pis si on n’est pas couvert par la Sécurité Sociale (de toute manière, qu’est-ce que tu veux qu’il m’arrive ?), comme c’est souvent le cas ici.
En Argentine, on est plus proche de la situation dramatique que connaissent ici de trop nombreux travailleurs étrangers sans permis de séjour, exploités par des employeurs négriers. Le travail au noir en Argentine, c’est avant tout un mode de gestion patronal, une modalité d’évasion des charges sociales et un exercice d’abus de pouvoir devant le chômage, particulièrement sévère pour les jeunes et les non diplômés et dans certains bassins de non-emploi. Donc rien à voir avec la débrouille du petit gars qui vous repeint la salle de bain sans facture ni TVA (et sans garantie non plus), l’étudiant garçon de café le week-end ou la femme de ménage jonglant entre RMI et chômage partiel du mari ou d’un enfant...
La répartition du travail au noir n’est pas uniforme sur l’ensemble du pays. Le nord est le plus touché : 45,3 % de la population salariée au nord-ouest et 44 % au nord-est (contre respectivement 47,2 % et 45,5 % l’année dernière). C’est en Patagonie qu’on compterait le moins de travail au noir (23,5 % aujourd’hui, 24,9 % en 2007). Le Gran Buenos Aires se situe un peu au-dessus de la moyenne nationale avec 40,6 % en 2008 (contre 42,7 l’année dernière). Buenos Aires se situe quant à elle nettement en dessous de cette moyenne : seulement 29 % des salariés y travaillent au noir (28,3 % en 2007).
Le travail au noir concerne encore plus les jeunes de moins de 29 ans que les autres classes d’âge car le taux de chômage est particulièrement élevé dans cette tranche d’âge : 15,4 % pour les jeunes femmes (contre 16,4 l’année dernière, leur situation s’est donc un peu améliorée) et 10,6 % chez les jeunes hommes dont le chômage n’était que de 9,8 % l’année dernière (il s’est donc aggravé en 2008). Selon l’INDEC, le chômage en Argentine serait globalement de 7,3 %. Un taux à faire pâlir d’envie Nicolas Sarkozy et qui est vraisemblable dans un pays en forte croissance, qui rattrape de fait son effondrement de la fin 2001.
Voilà en tout cas la lecture du rapport de l’INDEC que font ce matin Clarín et de Página/12, les principaux quotidiens nationaux de gauche en Argentine.
La Nación a lu tout le contraire (à en croire son titre et l’introduction de son article. Si vous savez lire entre les lignes, le corps de l’article est plus nuancé même si le rédacteur fait tout pour le cacher) : pour le quotidien de droite, le travail au noir a augmenté par rapport aux chiffres du dernier trimestre 2007. Ce serait à cause de l’augmentation brutale de cette forme d’emploi dans le Gran Buenos Aires dont les 3 % d’augmentation plomberait la totalité des résultats sur le pays. Dans le Gran Buenos Aires et selon La Nación, l’emploi au noir serait passé de 34,7 à 37,6 % en un an.
Le journaliste concède cependant que dans l’ensemble c’est bien une baisse du travail non déclaré que l’on constate... Il se trouve que le Gran Buenos Aires appartient à la Province de Buenos Aires, qui est dirigée depuis décembre 2007 par le péroniste kichneriste Daniel Scioli (tandis que la Capitale est, elle, administrée par un gouvernement de droite libérale). La Nación fait donc appel à d’autres sources que l’INDEC pour étayer sa démonstration d’échec de la politique gouvernementale. Selon ces autres sources, le nombre total de travailleurs non déclarés serait non pas de 4,2 millions mais de 4,5 millions. L’article de la Nación profite de l’occasion pour faire le procès (très traditionnel) de l’ensemble des données gouvernementales, jugées a priori trafiquées ou pour le moins non fiables.
La Nación est l’une des voix de l’opposition nationale. Or l’Argentine vient de basculer d’un coup le week-end dernier en campagne électorale accélérée.
Indice qui est peut-être significatif dans la période actuelle : généralement, les sites des journaux n’hésitent pas à accompagner leur article des rapports publiés par l’INDEC en format pdf. Ce matin, j’ai cherché partout, je n’ai rien trouvé de ce style...
Pour situer les 4,2 millions de travailleurs au noir dans la démographie argentine, se reporter sur la droite de votre écran à Buenos Aires : Infos pratiques, dans la partie centrale de la Colonne de droite.
Sur le système social en Argentine, lire mes articles précédents : suppression des AFJP, augmentations du salaire minimum, des allocations familiales, du minimum vieillesse. Ainsi que mon article relatif au coût de la vie quotidienne (à partir des prix que j’ai relevés en août 2008 à Buenos Aires intra-muros).
(1) le Corralito de décembre 2001. Se reporter à ma recension des grandes dates historiques, dans Petites chronologies, en partie centrale de la Colonne de droite.