lundi 2 mars 2009

Procès d’un apropiador [actu]

En ce moment, en Argentine, se tient le procès d’un ancien officier de gendarmerie qui est aussi membre honoraire des forces armées des Etats-Unis d’Amérique, poursuivi pour avoir il y a trente ans adopté frauduleusement un enfant volé à ses parents, militants de la démocratie et disparus en 1977, sans laisser de trace sous la dernière Dictature Militaire (apropiador : qui s’est approprié un enfant ou le bien d’autrui).

Le gendarme s’appelle Victor Enrique Rei et son fils adoptif, ou supposé tel, est le fils biologique de deux disparus, Pedro Sandoval et Liliana Fontana. La grand-mère maternelle, Clelia D’Harbe de Fontana, dite Chela, assiste au procès, aux côtés d’une représentation de l’association Abuelas de Plaza de Mayo.


Dans son édition de samedi dernier, Página/12 rendait compte d’une pénible audience où l’accusé (il encourt l’équivalent d’une peine criminelle en France) et la victime, le jeune homme, Alejandro Sandoval, entendu comme témoin de la défense, ont été confrontés. Victor Rei a refusé de répondre aux questions du juge, préférant qu’Alejandro soit le premier à s’exprimer (sachant quelle pression il faisait ainsi peser sur le jeune homme dont il sait visiblement l’attachement à sa personne).

Le jeune homme s’est en effet montré déchiré entre l’amour qu’il porte à son père adoptif ("es mi padre", a-t-il dit au juge, tout en tendant la main à l’accusé), et la réalité de son histoire à laquelle il est confronté depuis qu’il a appris le 7 août 2006 que l’analyse de sa brosse à dents, faite le 14 juillet, révélait une coïncidence à 99,99% entre son ADN et celui des membres de sa famille biologique (à l’audience, quand on l’interroge sur ses liens avec l’association Abuelas, il répond qu’il est un "ami de la maison") (1).

Victor Enrique Rei lui avait toujours dit être son véritable père, avait toujours dans son entourage affecté être le père biologique de l’enfant et avait toujours caché l’existence d'une adoption (si toutefois cet acte peut recevoir ce nom, ce dont le juge décidera). Selon toute évidence, l’acte de naissance du jeune homme repose sur une date falsifiée : 5 avril 1978. Liliana Fontana a été arrêtée le 1er juillet 1977, sous les yeux de ses propres parents, dans leur maison de la ville de Caseros, à quelques kilomètres de Buenos Aires, quelques jours après avoir réalisé à l’hôpital des examens médicaux qui avaient confirmé sa grossesse. C’est sa mère qui est allée elle-même chercher les résultats après l'arrestation de sa fille. Cette grand-mère est donc bien placée pour savoir que la date est trop tardive : à la fin juin, Liliana était enceinte d’une dizaine de semaines.

Rei reconnaît aujourd’hui devant les juges qu’il a en fait "adopté un bébé qui était orphelin" ("Comment saviez-vous qu’il s’agissait d’un orphelin ?" demande l’avocat des Grands-Mères. "Je n’ai jamais dit que j’avais adopté un orphelin"). Il déclare ne pas comprendre comment on peut "illégalement" priver de sa liberté, 30 ans après les faits, un homme qui a posé un tel geste d’humanité et il tient sur l'administration de la justice dans son pays des propos outranciers, comparant le système argentin à celui de l'URSS sous Staline (et encore, il paraît que ce serait pire !), visiblement sous l’effet d’un délire anti-communiste et pro-USA assez symptomatique des partisans de la Junte militaire. Ses déclarations fourmillent de contradictions patentes, que les avocats des parties civiles (Abuelas, l'association des Grands-Mères de la Place de Mai) et l’équivalent de notre Ministère public ne manquent pas, semble-t-il, de relever.

De son côté et c'est assez logique, Alejandro Sandoval Fontana, qui essaye, par amour filial, de protéger son père adoptif, s’enferre lui aussi dans diverses déclarations contradictoires (dont la justice argentine ne peut lui tenir rigueur et que l’avocat de la partie civile traite avec autant de respect que le lui permet la soutenance de son dossier). Alejandro Sandoval a d’ailleurs déclaré à la barre que la seule chose qu’il désirait était la paix ("lo único que quiero es la paz"), ce qui a déclenché une sortie survoltée de la défense (qui fait son métier, d’une manière révoltante mais son métier tout de même, et exploite donc tous les incidents d’audience en vue d'obtenir la relaxe de l’accusé). Aussi, quand les défenseurs de son père ont profité de son trouble pour s'en prendre aux représentants de Abuelas et lui lancer, avec une élégance et une clarté d’expression dont je vous laisse juge : "C’est vous les fils de pute qui dites à ce gamin qu’il est qui il n’est pas" (2), le jeune homme s’est effondré en larmes dans les bras de sa grand-mère, une dame de 77 ans, qui conserve chez elle les quelques petits vêtements que sa fille avait déjà achetés pour son bébé.

Cette femme a appris la naissance de son petit-fils de la bouche d’un prêtre, sans doute celui qui a baptisé le bébé ou assisté la mère au centre d’accouchement clandestin où elle a sans doute accouché. Le prêtre n’a pas pu en dire plus aux deux grands-parents sans nouvelle de leur fille et retournés dans leur province originaire d’Entre Rios, au nord de Buenos Aires, la Province que délimite les rivières Uruguay et Paraná.

Si ses parents avaient vécu, Alejandro s’appellerait aujourd’hui Pedro, comme son père, dont il est aujourd'hui, et malgré la barbe, le portrait craché. Il est né pendant la détention de sa mère, probablement en janvier 1978.

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Dans ces salles d’audience, on est donc bien loin de la joie débridée et débordante qui salue l’annonce d’une identification au siège de Abuelas...

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L’article de Página/12 est à lire sous ce lien.
On peut aussi suivre ce procès sur le blog Juicio a Victor Rei, un des blogs rédigés (uniquement en espagnol bien sûr) par les équipes de Abuelas. Ce blog donne tout le déroulé de la procédure orale ainsi que des comptes-rendus des diverses audiences.
Depuis Barrio de Tango, il est aussi possible d’accéder aux sites de quelques autres associations de droits de l’homme argentines : Colonne de droite, rubrique Cambalache (casi ordenado).

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En haut, j’ai disposé les photos de Liliana Fontana (née le 21 décembre 1956 à Viale, dans la Province d’Entre Rios et décédée à une date inconnue, sans doute au début 1978) et Pedro Sandoval (né le 8 août 1944, à Nogoyá, Province d’Entre Rios et décédé à une date totalement inconnue), les parents disparus, telles que les a publiées le blog du Procès contre Victor Rei. Pedro Sandoval avait déjà deux fils de sa première épouse, Alicia Rabinovich, Fernando et Abel, qui étaient eux aussi désireux de retrouver leur jeune demi-frère. Je vous laisse aller découvrir vous-même la photo très souriante d'Alejandro Sandoval et sa stupéfiante ressemblance avec son vrai père !

Articles sur sujets similaires en cliquant sur le lien Abuelas dans le bloc Pour chercher, para buscar, to search, en-dessous du titre de l’article. Voir également les articles de Barrio de Tango sur les 25 ans du retour de la Démocratie en Argentine et ceux sur les activités des deux associations des Mères, Madres de Plaza de Mayo, la plus médiatique des deux, d'une part, et Madres de Plaza de Mayo Linea Fundadora, d'autre part (toutes les deux rassemblées sous la même étiquette au sein de Barrio de Tango, pour des raisons logistiques liées au fonctionnement imposé par blogger.fr).

(1) L’analyse de la brosse à dents, dont à l’audience il a nié la présence dans la maison de son père, a été faite sur ordre du magistrat instructeur de l’affaire. Le jeune homme s’était en effet refusé à un prélèvement sanguin, qui est l’outil ordinaire des tests génétiques judiciaires en Argentine. Les jeunes gens identifiés ne sont pas toujours désireux d’affronter leur véritable histoire et utilisent parfois toutes les voies procédurales pour éloigner l’échéance (ce qui indique d’ailleurs quels douloureux doutes ils portent en eux). Néanmoins après avoir appris sa véritable identité, c’est lui qui a souhaité rencontrer sa famille biologique et selon toute apparence, en tout cas si l’on en croit ce geste envers Clelia D’Harbe, il a au moins partiellement accepté la vérité.
(2) Ce vocabulaire est typique des interventions de la défense au cours des procès contre les apropiadores (voleurs d’enfants) et les represores (criminels de la Dictature, voire bourreaux au sens concret du terme). Leurs prises de paroles sont très souvent ordurières et ils s’en prennent aux parties civiles d’une manière qui est totalement inconcevable dans l’enceinte d’un prétoire européen. Cela explique d’ailleurs le caractère très vindicatif des exigences de justice que font entendre des associations comme Madres (l’un comme l’autre groupe), H.I.J.O.S., Abuelas et toutes les autres : cela doit être atroce, après avoir perdu subi des tortures, avoir perdu un enfant et/ou avoir cherché pendant une trentaine d’années un petit-fils ou une petite-fille, de se faire insulter ainsi publiquement pendant des audiences de justice. On comprend aussi pourquoi il est si difficile de faire témoigner les gens dans ces procès, même 25 ans après. Ces avocats de la défense n’hésitent pas non plus à s’en prendre aux magistrats, à la police, à toute l’institution judiciaire, ce qui en Europe leur vaudrait d’être immédiatement poursuivis pour insulte à magistrats ou insulte à représentants de l’ordre public. En fait, ces avocats sont la plupart du temps des individus qui ont partie liée avec la Dictature, des militants politiques favorables à la Junte et à ses méthodes, voire des acteurs de la Dictature (anciens ministres ou anciens hauts fonctionnaires nommés pour leur zèle) et non pas des juristes assermentés, assurant, contre rémunération et par passion du droit, au sein d’une profession sévèrement réglementée, la défense d’un accusé, quelque grave qu’ait pu être son crime, dans le cadre d’une procédure contradictoire, comme nous l’entendons, ici, en Europe. Y compris lorsque nous avons eu des procès, juste après la Guerre, entre 1945 et 1950, contre des collaborateurs qui avaient trahi la France ou la Belgique au profit de l’Allemagne, voire livré des patriotes à l’ennemi.