mardi 21 avril 2009

La Tana à la Une du supplément Spectacles de Página/12 [à l’affiche]

La Une du supplément Spectacles.
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La chanteuse Susana Rinaldi, dite la Tana ("l’Italienne" en lunfardo), grande chanteuse s’il en est, formée dans un conservatoire d’art dramatique et non de musique et actuellement vice-présidente de l’Association Argentine des Interprètes (AAI), faisait samedi dernier la (très belle) couverture du supplément quotidien Espectaculos de Página/12. Le journal saluait ainsi la dernière soirée de son hommage au poète Homero Manzi au Club Lounge (Homenaje a Homero Manzi, spectacle que je vous avais présenté dans un article du 3 avril dernier).

Dans cette interview assez longue (2 pages A4 pour la version imprimable de l’article du Web), elle parle de sa vie musicale de famille avec ses deux enfants (la fille et le fils qu’elle a eus avec Osvaldo Piro, dont elle a divorcé il y a bien des années), ses deux neveux, sa soeur et le marie de celle-ci, le pianiste et guitariste Juan Carlos Cuacci avec lequel elle rendait cet hommage à Homero Manzi.

Le disque lui-même, où elle chante du Manzi accompagnée par Juan Carlos Cuacci, est un produit familial : c’est sa fille, Ligia Piro, et son gendre, David Libedinski, qui le lui ont réclamé pour leur propre label discographique Gato Pop (Chat Pop ou Petit gars Pop, tout dépend si vous l’entendez en espagnol commun ou en lunfardo).

Dans cette interview, la chanteuse revisite sa carrière, parle de la tanguería ou café concert, comme elle le définit elle-même, qu’elle avait fondé et tenu à Mar del Plata dans les années 60 et 70 (Magoya), de son travail avec tous les grands, les musiciens comme Pugliese, Piazzolla ou Troilo et les peintres qu’ils ont exposés à Magoya : elle cite Antonio Berni (Rosario1905 - BsAs 1981) et Juan Carlos Castagnino (Mar del Plata 1908 - BsAs 1972), deux des plus grands peintres argentins du 20ème siècle, avec Benito Quinquela Martín (BsAs 1890 - BsAs 1977), dont je vous ai déjà plusieurs fois parlé ici (lire les articles).

Elle finit l’interview par s’expliquer sur ses rapports houleux avec une partie du public argentin :

"El periodista Julio Nudler decía que los tangueros tradicionales nunca la terminaron de querer. ¿Está de acuerdo?
–Sí, hasta hace un tiempo era así. Se cansaron de decir que era una snob, que dejaba el teatro y me metía en el tango porque no tenía nada mejor que hacer. Pero si yo entraba al tango para reiterar lo que hicieron otros, ¿para qué entraba? Y ahora ya no sé, a lo mejor les gané por cansancio. Tampoco estoy en edad de detenerme en eso.
Estoy en una edad de agradecer."
Karina Michelleto / Susana Rinaldi

"Le journaliste Julio Nudler disait que les tangueros traditionnels n’ont jamais réussi à vous aimer. Vous êtes d’accord ?
En effet, jusqu’à il y a un moment, c’était comme ça. Ils en ont eu assez de dire que j’étais une snob, que j’avais quitté le théâtre et que je m’étais tournée vers le tango parce que je n’avais rien de mieux à faire. Mais si je m’étais tournée vers le tango pour refaire ce que d’autres avaient fait, c'était quoi, l’intérêt ? Maintenant, je ne sais pas trop. Je les ai peut-être eus à l’usure. Mais je ne suis pas non plus à un âge où on s’arrête à ça. Je suis à l’âge des remerciements
." (1)
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Et si Susana Rinaldi a suscité tant de rejet de la part de la fraction conservatrice du public (2), peureuse devant les évolutions esthétiques que comporte tout art vivant, c’est parce qu’elle a toujours su mettre l’accent sur les mots qu’elle chantait pour faire ressortir la qualité littéraire de ces textes. Et c’est ce qui fait que la presse et l’avant-garde du tango l’a toujours portée aux nues. Aujourd’hui, cette passion du texte l’a porte à un jeu de scène que d’aucuns continuent de trouver très excessif. Je l’ai vue pour ma part venir sur scène interpréter Che Bandoneón (3) , accompagnée du seul Maestro Leopoldo Federico (au bandonéon), lors du concert d’ouverture du 10ème Festival de Tango de Buenos Aires, le 15 août dernier. J’avais la chance inouïe de me trouver (par un hasard qui n’arrive jamais dans la vraie vie) à deux mètres d’elle, au premier rang d’orchestre, et je peux vous assurer que la prestation était pour le moins spectaculaire : avec son corps et les inflexions de sa voix, elle était le bandonéon lui-même, avec le mouvement de son soufflet. C’était une grande performance d’une vraie bête de scène, tout à la fois chanteuse, actrice et mime. Et dans la collation-dînatoire qui a suivi à Tango Porteño et plusieurs jours après, dans les dîners ou les déjeuners en ville (dîners ou déjeuners, dans ce cas-là, c’est du pareil au même), les témoins en parlaient encore et les avis étaient aussi divisés que tranchés sur cette prestation plutôt décoiffante. (4)

Voilà ce qu’elle dit dans Página/12 :

“Mis espectáculos siempre han estado compartidos entre la palabra hablada y la cantada, y en este caso fue un efecto buscado: quise grabar el espectáculo tal cual fue, con ese calor especial que ante dos intérpretes puede sentir, percibir y devolver ese público que masivamente pareciera estar preparado para otro tipo de espectáculos. [...] Lo que quise rescatar es la memoria de la palabra. Y estos personajes como Manzi se hacen presentes en la palabra, no sólo la que ellos han dirigido al mundo, sino aquella de la cual han aprendido”.
Susana Rinaldi, citée par Página/12

"Mes spectacles ont toujours été partagés entre la parole parlée et la parole chantée, et en l’occurrence, c’était l’effet recherché : je voulais enregistré le spectacle tel quel, avec cette chaleur spéciale que devant deux interprètes peut sentir, percevoir et retourner ce public qui donne plutôt l’impression d’être préparé pour un autre type de spectacle [...] Ce que j’ai voulu préserver, c’est la mémoire des mots. Et ces personnages comme Manzi se rendent présents par les mots, non pas seulement ceux qu’ils ont adressés au monde mais aussi ceux avec lesquels ils ont eux même appris."
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Ne pas manquer non plus : les deux petits encadrés sur ce qu’elle dit de Raúl Alfonsín, le Président du retour à la Démocratie récemment disparu (lire mes articles le concernant) et sur l’écrivain argentin Julio Córtazar, un géant de la littérature mondiale né à Bruxelles le 28 août 1914 de parents diplomates et mort en exil à Paris le 12 février 1984 : elle l’a bien connu lorsqu’elle même était réfugiée à Paris sous la Dictature militaire.

(1) La Tana est né le jour de Noël 1935.
(2) Celle-là même sans doute qui sifflait Piazzolla en 1955 et qui ouvrait son journal sous le nez de Amelita Baltar (et Piazzolla lui-même) en décembre 1969 (ça a duré longtemps), à la création de Balada para un loco (Piazzolla-Ferrer). Cette même partie du public avait aussi boudé en leur temps et Enrique Santos Discépolo dans les années 20 et Horacio Salgán, dans les années 50. Rien de nouveau sous le soleil, comme disait l’Ecclésiaste. De Horacio Ferrer aussi, aujourd’hui encore, on dit qu’il est un snob. Personne de moins snob que lui pourtant. Un élégant plutôt, et de toutes les élégances : celle de la tenue, celle de la plume, celle du coeur, celle de la courtoisie...
(3) De Aníbal Troilo et Homero Manzi.
(4) décoiffant(e) : équivalente en francés popular del "piola" lunfardo.