"Comment se fait-il qu'un membre des Grands-Pères du Néant (1), fondateurs des Twist et de Lions in Love et musicien du groupe de Charly García (2) est devenu un artiste de référence du tango qui triomphe dans le monde entier", telle est la question, parfaitement rhétorique, que Cristian Vitale, chroniqueur musical de Página/12 fait semblant de se poser alors qu'il connaît parfaitement la réponse (3).
C'est en fait une interview de Daniel Melingo qu'a fait paraître jeudi dernier Página/12 dans son supplément papier sur la culture under-ground et contestataire argentine et sud-américaine. Jeudi, la rédaction était si débordée par l'actualité (la mort et les obsèques de Raúl Alfonsín) que la mise en ligne a été complètement loupée pendant 24 heures. Jeudi, on voyait bien le titre de l'interview mais en cliquant, on tombait encore et toujours sur l'édition de la semaine antérieure. Pas de Melingo en vue. Vendredi, l'émotion passée, tout s'est arrangé et, si je me me trompe pas sur la manip, vous pouvez prendre connaissance des 3 pages A4 de cet article en cliquant sur ce lien.
Verbatim
Sur lui-même et son positionnement par rapport au tango
[je suis] "un contemplateur/spectateur (mirador) de ce qui se vit du côté de mon inconscient. C'est une serrure que je ne cesse de nettoyer, quelque chose que nous avons tous en commun, nous tous qui sommes nés à Buenos Aires : il y a un point où nous nous rencontrons dans l'inconscient de notre patrimoine spirituel [...] C'est comme ça que je le vois : je pratique une ouverture de l'inconscient au moment d'ouvrir l'écluse comme ça me vient et je respecte ça quel qu'en soit le prix."
Sur Juan Carlos Cáceres, grand connaisseur des racines noires de la culture portègne, et la rencontre avec lui à Paris :
"J'étais suspendu à sa musique. C'est une vraie école de se trouver dans un bar à Paris, à écouter le troesma (4). En plus, de temps en temps, on a même joué ensemble. C'est ça, tu vois ! La modernité, elle est dans les origines. C'est ce que je viens de dire, avec d'autres mots."
Sur son lien avec Paris (où il séjourne souvent) :
"Paris me sert de nombril du reste du monde. [...] Il faut se souvenir que Paris a toujours été [...] un bastion qui a donné sa forme tant au tango qu'au jazz. A partir de Paris et de ce qui s'est passé avec Gardel (5), nous avons commencé à nous regarder nous-mêmes du dedans. Leur argot et le nôtre se ressemblent beaucoup... Et ce qu'ils n'arrivent pas à comprendre, ils se penchent dessus et ils savent de quoi tu es en train de leur parler, à cause de la gestuelle ou du jeu (histrionismo) que tu y mets comme interprète (6). De toute façon, je me sens compris même des Danois. C'est important le jeu de scène quand tu es sur les planches."
Sur son récent disque Maldito Tango, sorti en Europe avant d'arriver à Buenos Aires :
"Maldito Tango (7), ça a l'air d'une insulte mais non... C'est un hommage aux poètes maudits, que sont les poètes du lunfardo (8). Je suis à la hauteur des circonstances, bien que je ne me compare pas aux grands maîtres. Ce que je recherche, c'est un peu d'enlever son masque à toute la poèsie du tango qui continue de nous représenter dans de nombreuses régions du monde."
Sur son séjour au Brésil à la fin des années 70 :
"J'ai fait mon explosion musicale du dedans vers l'extérieur : en 1978, je suis parti au Brésil et là je me suis coltiné au fait de passer de la théorie à la pratique. Par chance, j'ai rencontré mes idoles : Milton Nascimento, Gismonti, Hermeto Pascoal... Les connaître et pouvoir jouer avec eux fut une bénédiction. Et je n'avais que 18 ans !
Sur sa collaboration avec Luis Alposta (un poète dont Barrio de Tango parle souvent) :
[Se défaire de ses préjugés pour chanter du tango, c'est le boulot de toute une vie]. "J'apprends ce dont j'ai besoin avec Luis Alposta aussi, vice-président de la Academia Porteña del Lunfardo et mon partenaire. Le Docteur Alposta (9) est une grosse pointure qui a écrit des textes pour Edmundo Rivero, Osvaldo Pugliese, Rosita Quiroga et d'autres. C'est pour ça, je le dis, que je me sens dans le tango, parce qu'une telle compagnie m'en donne la légitimité... Il y a une complicité qui nous unit. C'est que Luis est un monton à 5 pattes dans le tango, un outsider... C'est un disciple de Cadicamo et il serait bien un espèce de mioche de la vieille garde du tango. (10) [...] Ensemble, nous avons découvert l'oeuvre inédite de Andrés Cepeda, le premier auteur (letrista) de Carlos Gardel ; On peut même dire le premier tango des prisons, qui est pré-lunfardo. La poèsie romantique qui s'écrivait dans les prisons." (11)
Daniel Melingo vient d'ailleurs de débarquer sur Todo Tango et sa bio est dûe à la plume de... Luis Alposta, of course (sous ce lien).
(2) Charly García, un des très grands du rock argentin. Charly García, qui est en convalescence après de graves problèmes de santé, vient tout juste de remonter sur scène il y a quelques jours sur une mega-scène à ciel ouvert devant la Basilique de Luján, un très grand sanctuaire marial du Gran Buenos Aires. D'après Página/12, justement, il n'y était pas encore au mieux de sa forme. Comme il est très populaire et qu'il a inspiré aussi beaucoup d'autres musiciens ses cadets, c'est tout le monde de la musique populaire qui s'inquiète...
(3) la réponse, elle tient en 2 mots : le talent et l'intelligence. Comme presque à chaque fois qu'un rockeur passe au tango mais il y a malheureusement quelques exceptions très, très lamentables. D'où la pertinence de la question, même si elle est rhétorique...
(4) Voir Trousse lexicale d'urgence, en Colonne de droite. C'est du verlan. Inversez les syllabes, ça va devenir limpide...
(5) Deux séjours particulièrement marquants de Gardel à Paris, en 1924 et en 1932. Voir l'article publié ce jour sur le Plenario de la Academia Nacional del Tango du lundi 6 avril...
(6) Il faut avoir vu Melingo sur scène pour savoir de quoi il cause. Tous les musiciens de tango n'ont son jeu de scène et son art du mime, de la grimace et du bruitage ! §Histrionismo en Argentine n'a rien à voir avec notre mot histrion, avec ses nuances péjoratives (qui s'agite beaucoup pour se faire valoir bien au-dessus de sa valeur). Histrionismo, c'est plutôt l'expressivité et l'expansivité dans la vie quotidienne et la présence sur scène, la capacité à communiquer avec le public quand on parle de théâtre professionnel. D'où mon choix de traduire par jeu, dans le cas présent (avec d'autres chanteurs, ce n'est pas nécessairement le même mot que j'aurais choisi).
(7) Maudit tango ou Tango maudit.
(8) Allusion à la mauvaise réputation qu'a eu le lunfardo jusqu'à assez tard et qu'il n'a pas tout à fait perdu pour les classes les plus élevées de la société argentine. Le lunfardo a particulièrement souffert entre 1943 et 1949 sous une censure qui a édulcoré les textes de très grands tangos du répertoire (textes qui ne sont pas encore pleinement rétablis dans la mémoire collective malgré le travail de nombreux artistes en tête desquels Edmundo Rivero et celui de la Academia Porteña del Lunfardo) et a réduit au silence de très nombreux poètes (Celedonio Flores en premier lieu). Pendant la dernière Dictature aussi (1976-1983), le lunfardo a passé plus d'un mauvais quart d'heure.
(9) Docteur en médecine. Les titres universitaires sont très importants en Argentine et très utilisés, tout le temps, y compris lorsqu'on s'adresse aux gens qui les portent (au vocatif, comme lorsque l'on dit : "bonjour docteur" à un médecin ou "bonjour maître" à un avocat). Les titres les plus communs sont Ingeniero et Doctor (ce dernier s'appliquant aux médecins, aux avocats, aux enseignants d'université toutes disciplines...).
(10) Luis Alposta est né en 1937. A cette date-là, la "vieille garde" du tango, c'était déjà des diplodocus. De Caro et Pugliese nous avaient déjà nettoyé tout ça depuis plus de 15 ans... Voir les Grandes dates du tango, dans Petites Chronologies (Colonne de droite)
(11) Andrés Cepeda était un mauvais garçon en même temps qu'un poète et un payador. Il a surtout écrit à l'ombre (dehors, avec tous les mauvais coups qu'il faisait, il n'avait pas le temps). Il est en 1912 dans un règlement de compte assez rocambolesques. La poésie de la prison est un thème qui tient particulièrement à coeur à Luis Alposta, il travaillait sur un disque sur ce thème en août dernier lorsque je me trouvais à Buenos Aires.