mardi 28 avril 2009

La bouteille à la mer - Article n° 600

Tout Internet en général et les moteurs de recherche en particulier me font penser à ce naufragé qu’un illustrateur de presse installe sur son île déserte, sous un cocotier (il y a toujours au moins un cocotier sur une île déserte), barbu, hirsute et dépenaillé, griffonnant un mot sur une feuille de papier. Il enferme sa missive de fortune dans une bouteille et il jette la bouteille à la mer. Et dans le message, il demande à sa femme de penser à acheter le journal pour le tiercé ou pour savoir ce qui passe à la télé ce soir.
Un jour, sur mon écran d’ordinateur, j’ai vu arriver une de ces bouteilles à la mer. Dans son appel au secours, l’inconnu(e) demandait dans sa langue (qui est aussi la mienne) : "Où peut-on voir du tango pas trop touristique à Buenos Aires ?"

La réponse est évidemment fort simple : absolument partout, sauf dans les établissements à touristes. Mais telle quelle, cette réponse ne va pas beaucoup aider notre naufragé, que j’imagine faisant à Buenos Aires un séjour fort court, pour des motifs très éloignés du tango : audit de contrôle de gestion dans la filiale d’un constructeur de voitures ou d’un groupe de grande distribution européen, halte de 48 h avant l’Atlantique sud et son safari-photo baleinier, Congrès à la Recoleta, Salon à Palermo ou soumission, à Puerto Madero, d’une réponse à un appel d’offre en architecture ou en ingénierie civile... Je l’imagine, notre naufragé, entouré de tous les volantes (tracts) aux slogans racoleurs trouvés à la réception de son hôtel, sachant en tout et pour tout trois mots d’espagnol, néanmoins curieux d’authenticité et soucieux de ne pas se faire vendre une boîte aux lettres ("vender un buzón", en portègne, c’est faire prendre des vessies pour des lanternes, entourlouper quelqu’un, lui faire gober n’importe quoi).

Alors, si vous êtes dans ce cas (et peut-être l’êtes-vous si vous venez d’atterrir sur cet article), voici, pour un premier séjour sans connaissance préalable du tango, quelques conseils qui vous épargneront peut-être, du moins je l’espère, le jet d’une bouteille dans la mer Google.
(Pensons à préserver la mer pour le bien de nos descendants, même quand elle s’appelle Google !)

Conseil n° 1 : Eliminer tous les cena-shows.

Ce n’est pas qu’il ne s’y passe jamais rien de bon, loin de là ! Mais comme vous aurez du mal à séparer le bon grain de l’ivraie, gardez-les pour un séjour ultérieur. Pour le moment, tenez-vous au sacro-saint principe de précaution : é-li-mi-nez !
Un Cena-show, c’est un restaurant qui vous propose, à un prix très élevé (par rapport au niveau de vie local), un dîner chic de cocina internacional (cuisine internationale, dont vous aurez tout oublié dès le lendemain matin) assorti d’un spectacle très complet avec chanteurs, orchestre et danseurs (1). Actuellement, par personne, le prix d’une soirée dans un Cena-show oscille entre 250 et 500, voir 600 $ arg, sans le champagne ou le digestif qu’on vous proposera en plus. Il arrive que des Argentins viennent dans un Cena-show, comme il arrive que des Parisiens s’offrent pour un anniversaire le spectacle du Lido ou du Moulin Rouge. C’est vous dire si c’est rare. Les Cena-shows les plus connus s’appellent Esquina Carlos Gardel, Esquina Homero Manzi, Tango Porteño, Señor Tango, El Viejo Almacén, Taconeando, Piazzolla Tango, Café de los Angelitos...
A noter que dans la journée, la Esquina Homero Manzi et le Café de los Angelitos sont deux cafés normaux, extrêmement agréables, historiquement très intéressants et pas touristiques pour deux sous. Même s’ils pratiquent tout de même des prix plus élevés que les autres.

Conseil n° 2 : Evitez les lieux touristiques, ceux dont vous voyez des photos partout sur Internet (mais pas sur Barrio de Tango).

Au premier rang de ces lieux, Caminito, une micro-rue du quartier de La Boca devenue un vrai piège à gogos.
En revanche, tout à côté de Caminito, il y a le Teatro de la Ribera où il peut y avoir des spectacles et des concerts très intéressants et le Museo de Bellas Artes de la Boca Benito Quinquela Martín qui veut le déplacement.
Au rang des autres lieux touristiques où on peut vous vendre du tango pas très authentique : el Abasto (et Dieu sait pourtant qu’il y a du vrai tango dans ce quartier, j’en parle à longueur de page web) et la Recoleta (idem : il y a beaucoup de choses très authentiques dans ce quartier mais il est difficile de s’y retrouver quand on dispose d’à peine quelques heures pour s’informer et se décider).
En fonction du temps dont vous disposez pour vous renseigner, consultez les articles sur ce qui se passe à l’Abasto et à La Recoleta en tapant l’un ou l’autre de ces noms dans le moteur de recherche en haut à gauche.
En fonction du temps que vous pouvez vous accorder pour explorer les ressources de Barrio de Tango, vous pouvez aussi vous reporter aux articles classés par critère géographique dans la rubrique Quelques quartiers, villes et lieux (sur la droite de votre écran).
t si vous n’êtes pas trop pressé, si vous avez 24 heures devant vous, envoyez-moi un mail, si vous voulez. Si je peux vous donner quelques indications, je le ferai avec plaisir.

Conseil n° 3 : Limitez-vous aux concerts à prix raisonnables ou gratuits.

Les concerts gratuits sont généralement de très grande qualité. Ils sont aussi très fréquentés par un public portègne extrêmement averti. Sachez vous montrer généreux si les artistes passent avec une casquette ou vendent leurs disques. Un prix raisonnable se situe actuellement (avril 2009) entre 10 à 50 $ la place.

Conseil n° 4 : Jetez un coup d’oeil à la rubrique Vecinos del Barrio (habitants du quartier), dans la Colonne de droite (sur cette rubrique et sa composition, lire cet article).
Tous ces noms sont ceux d’artistes, toutes générations confondues, qui défendent le tango tel qu’on le vit à Buenos Aires et qui ne cèdent pas à la tentation du "tango for export" (ce que notre naufragé appelait le "tango touristique"). Cliquez sur les noms pour voir si un article récent annonce un spectacle dans vos dates et si oui, allez-y.
Sinon, fiez-vous à ces noms si vous les voyez dans une revue, un tract, une affiche ou sur le site qui recense presque tous les spectacles de Buenos Aires (única cartelera).

Conseil n° 5 : Méfiez-vous des spectacles où l’on vous annonce une grosse distribution (sauf s’il s’agit d’un opéra-tango ou d’un oratorio dont l’un des auteurs serait Horacio Ferrer et l’autre Horacio Salgán, Astor Piazzolla ou Raúl Garello. Dans ce cas, ne réfléchissez même pas, allez-y !)

Sauf circonstances exceptionnelles (anniversaire, jour férié, ouverture d’un festival, hommage à un grand Maître...), la très lourde distribution n’est pas très bon signe. Quand il s’agit de vrai tango, un show (c’est l’expression consacrée) se monte soit autour d’un artiste, qui en invite éventuellement un ou deux autres, soit autour d’un groupe constitué qui porte donc un nom et qui invite, le cas échéant, un soliste et/ou un chanteur, soit autour d’une immense vedette (Amelita Baltar, Susana Rinaldi, Adriana Varela, Rubén Juárez, Leopoldo Federico, Raúl Garello, Litto Nebbia...) qui invite un artiste moins connu, voire débutant, en lever de rideau.

Quelques lieux où vous ne serez pas déçu (liste non exhaustive)
Les liens vous conduisent vers d’autres articles de Barrio de Tango.

Le long de l’avenue Corrientes : le Vesuvio, le Centro Cultural de la Cooperacion Floreal Gorini (CCC), le Teatro General San Martín juste en face (ou par l’entrée de la rue San Martín pour les salles plus petites dans les étages), le Teatro Presidente Alvear et, dans l’avenue Callao, Clásica y Moderna...

Le long de la Avenida de Mayo (le quartier est plus cher qu’ailleurs, mais c’est du vrai tango) : le Café 30 Billares et le Gran Café Tortoni (la Bodega, en sous-sol, ou la sala Alfonsina) et bien sûr, la Academia Nacional del Tango (où conférences et concerts sont gratuits dans 99% des cas).

Dans le quartier de San Telmo : le Centro Cultural (CC) Torcuato Tasso et la Feria de San Telmo à pied le dimanche après-midi (cherchez mes amis Osvaldo et Pochi Boó, devant le Café Plaza Dorego : ils dansent à merveille, et ils donnent aussi des cours, mais il faut le leur demander). Vous verrez plein de choses le dimanche à San Telmo, de l’excellent, comme eux, et du franchement exécrable.

Dans le quartier de San Nicolás : le Centro Cultural Borges, esquina Viamonte y San Martín, où vous verrez des spectacles dotés d’une petite touche intello.

Dans le quartier de Retiro : la Biblioteca Café et le Club Lounge (dont les prix sont aux alentours de 70-100 $ Arg).

Dans le quartier de Boedo : la Esquina Osvaldo Pugliese (pizzeria-grill du coin aux heures des repas, café de proximité dans la journée).

Dans le quartier excentré de Villa Urquiza : les spectacles du Teatro del 25 de Mayo et les soirées du vendredi de la pizzeria El Faro (esq. Constituyentes y Pampa) sont de très exubérants récitals à la bonne franquette, avec deux artistes résidents à qui vous direz que vous venez de ma part, ils vous sauteront au cou ! Cucuza et Moscato, l’un chanteur, l’autre guitariste, sont des artistes vrais de vrai, bien de là-bas, et Moscato se débrouille en français. Vous qui cherchez du tango pas trop touristique, à El Faro, vous serez servi.
On parie que vous serez le seul nord-hémisphérien dans la salle ?

Tous les conseils ci-dessus sont valables pour le choix de disques et de livres (voir le raccourci dans la rubrique Las avenidas - Les avenues, dans la Colonne de droite). Deux grandes adresses immanquables dans Buenos Aires.
La première, c’est la esquina Corrientes y Callao (à la station Callao, encore qu’à Buenos Aires, le repère dans la ville, ce soit la esquina, l’angle entre deux artères, pas la station de métro).
A Corrientes y Callao, presque face à face, vous trouverez du côté sud, faisant exactement l’angle entre les deux avenues, la disquerie-librairie Zivals et, du côté nord, à quelques mètres vers l’est, la librairie-disquerie Gandhi-Galerna, qui dispose aussi d’un coin cafétéria très sympa. Zivals a aussi un autre magasin, un peu plus petit, dans le quartier de Palermo.
La deuxième de ces grandes adresses, c’est toute la très commerçante rue Florida, avec son grand nombre de librairies qui ont toutes un rayon de disques. A privilégier pour la qualité de leur fonds, la librairie El Ateneo et la Librairie La Ciudad (lire l’article sur leurs 40 ans). En revanche, dans la rue Florida, vous éviterez le boutiques de cuir ou de chaussures qui font de la retape auprès des passants (leurs produits sont certes moins chers qu’en Europe ou qu’en Amérique du Nord, mais ils sont beaucoup plus chers qu’ailleurs en ville).

Si vous vous intéressez au fileteado, restez sur vos gardes : il y a peu de bons ouvrages sur le sujet (2) et un certain nombre de pas très bons. Il y a en particulier un acharné du pinceau qui se fait passer pour un expert patenté dans ce domaine et qui inonde les librairies de ses ouvrages aux titres savants (livre du fileteado, traité de fileteado, petit traité de fileteado). En fait, c’est du fileteado for export. Pas difficile à repérer : évaluez la fréquence des noms sur les couvertures de livres ou dans les crédits de maquette de couverture. Vous n’allez pas mettre longtemps à le repérer. Si vous vous intéressez au fileteado, 1) Arrêtez-vous aux trois noms suivants (ce trio n’épuise pas cet art, mais ce sont des artistes qui conjuguent talent et respect du public) : León Untroib, Luis Zorz, Jorge Muscia. 2) si vous avez le temps, faites un saut au Museo Mundial del Tango (Rivadavia 830), ou au Museo de la Ciudad à Monserrat ou (mais c’est plus compliqué) au Museo Manoblanca de la rue Tabaré dans le quartier de Nueva Pompeya. Là, vous verrez des oeuvres de véritables artistes et vous pourrez vous construire quelques repères.

Et si vous voulez danser (en Europe, il y a plein de danseurs de tango très assidus qui ne savent pas s’orienter dans le tango d’aujourd’hui, et on ne saurait leur en vouloir : dans les milongas, les DJ ne passent que des disques des années 30 à 50 ! Et les marchands de disques les imitent ou vice versa...). Si donc vous voulez danser, vous pouvez jeter un coup d’oeil sur mon article sur les milongas au jour le jour (lire Danser le tango argentin... à Buenos Aires).
Pour les cours de tango, sachez que, si votre séjour ne dure que quelques jours, prendre un cours reviendra à jeter votre argent par les fenêtres (on n’apprend rien ni en une ni en quelques heures).
Si votre séjour dure deux à trois semaines, je suppose que vous l’aurez déjà préparé a minima ou que vous êtes en train de le faire. Peut-être est-ce même la raison pour laquelle vous lisez cet article (soyez le bienvenu ou la bienvenue).
A toute fins utiles, je vous signale donc la Escuela Argentina de Tango (voir leur richissime programme sur leur site, dans la rubrique Eh bien dansez maintenant, de la Colonne de droite), la Maestra Aurora Lubiz (que vous pouvez contacter par mail de ma part via son site), la Academia Nacional del Tango (lire l’article général sur La danse à la Academia), la Casa de la Cultura (à l’angle entre Avenida de Mayo et Plaza de Mayo, lire l’article) et mes amis Osvaldo et Pochi Boó que vous rencontrerez le dimanche sur Plaza Dorrego (lire l’article 1, sans photo, et l’article 2, avec la leur).

Enfin si vous voulez vous acheter des chaussures de tango (ça se fait quand on est à Buenos Aires !), vous pouvez, homme ou femme, aller à la boutique de Loló Gerard, un authentique artisan-chausseur, qui fait de la confection et du sur-mesure, à des prix très raisonnables et dans une qualité exceptionnelle, tant pour la solidité que pour le confort. Je le dis d’autant plus qu’en cours comme à la milonga, je ne quitte plus mes Loló Gerard. A chaque fois, c’est une paire de merveilles que j’ai aux pieds avec lesquelles je ne sens pas la fatigue s’accumuler.
Vous trouverez le site de Loló Gerard dans la Colonne de droite, dans la rubrique Les commerçants du Barrio (en partie inférieure de la Colonne).
La boutique de Loló Gerard se situe dans la rue Anchorena. Ne vous trompez pas de boutique : il y a plusieurs marchands de chaussures de tango dans cette portion de rue. Celle de Loló est celle qui est la plus proche physiquement du Museo Casa Carlos Gardel, à visiter si vous avez quelques minutes (au 735 de la rue Jean Jaurés, dans le quartier de l’Abasto).

Si vous êtes une femme et que vous voulez vous acheter des chaussures pour vous (exclusivement pour vous), vous pouvez aller visiter la boutique de la Maestra Aurora Lubiz (voir son site dans la rubrique Eh bien dansez maintenant, dans la Colonne de droite). En professionnelle exigeante et avertie de l’importance d’être bien chaussée pour une danseuse, même au niveau amateur, Aurora Lubiz vous vendra des chaussures parfaitement adaptées à votre pied, à votre silhouette et à votre marche, mais, revers de la médaille, elle ne vend qu’à la propriétaire des pieds à chausser. Elle ne prend pas le risque de vendre à des pieds inconnus. Pas de vente par correspondance, pas de "c’est pour une copine qui chausse la même pointure que moi", pas non plus de "c’est pour ma femme". Vous vous déplacez vous-même. Idem chez Loló Gerard : évitez d’acheter pour quelqu’un d’autre qui n’est pas du voyage.

Voilà ! j’espère que je vous ai tout dit pour le moment. J’aurai sans doute l’occasion de revenir sur le sujet au fil du temps. Et si quelque chose vous manque, vous pouvez me contacter par mail. Vos idées, vos suggestions sont toujours les bienvenues. Profitez donc de votre séjour, même s’il est court et même si c’est pour le boulot...

(1) Et pour savoir leurs noms, vous pouvez attendre assis, comme disent les Portègnes ! ("Esperá sentado", "attends assis", c’est "compte dessus et bois de l’eau fraîche", "Tu peux toujours courir", "Va donc te me faire pendre ailleurs"...). La distribution, même quand elle compte des personnalités artistiques de valeur, n’a aucune importance dans la publicité que font ces institutions. Seuls comptent le nombre d’artistes sur scène et le nombre et la nature des costumes. Un musicien que j’ai l’honneur de connaître a exercé pendant de longs mois la direction artistique à El Viejo Almacén. Je n’ai jamais pu voir son nom sur le site de ce Cena-Show... A vous, je peux bien vous le dire : il s’agit du Maestro Fabio Hager, et c’est un très bon bandonéoniste, un excellent arrangeur et l’un des compositeurs qui font le tango vivant d’aujourd’hui... Dans les Cena-shows, se produisent des jeunes de grand talent (qui plus tard feront des carrières brillantes), des artistes de tous âges convenables mais pour certains sans présence ni génie particulier, et des artistes sur le retour, qui ne sont plus ce qu’ils furent mais dont le Cena-show exploite le glorieux passé d’une manière qui va de la mention digne à la plus franche indécence.
(2) S’il y a peu de bons ouvrages, il y a beaucoup d’oeuvres exposées partout dans la ville, sous forme d’enseignes ou de plaques, honorifiques ou commémoratives. Ce qui veut dire qu’il faut que vous ayez du temps pour vous promener... à pied.