mardi 21 avril 2009

Souffler les 92 bougies de la Cumparsita à Montevideo [affiche]

La "petite fête" est fixée à demain, mercredi 22 avril à 20h, au Teatro Solis, l’opéra de Montevideo. La Orquesta Matos Rodríguez, du nom du compositeur de ce célèbre tango emblématique de tout le genre, présentera Tango en colores (tango en couleurs), un spectacle avec instrumentistes, chanteurs et danseurs. Le prix des places varie de 500 $ URU à l’orchestre (platea) à 100 $ URU dans les endroits sans visibilité comme le paradis, dit aussi poulailler en français (paraiso).

Dans la partie centrale de la Colonne de droite, vous pouvez consulter le taux de change $ URU / € que je m’efforce de mettre à jour au moins une fois par mois parce que les variations du change sont modérées.

En Uruguay, La Cumparsita a le statut, tout ce qu’on fait de plus officiel et de plus légal, d’Hymne national populaire de la République Orientale de l’Uruguay. C’est la loi n° 16.905 qui l’a étabi ainsi. (En Uruguay et en Argentine, en effet, les lois portent un matricule et non pas un nom, même dans les textes adressés au grand public). L’orchestre Matos Rodríguez a été fondé à la fin 1999 dans le but de perpétuer la figure et l’oeuvre de Gerardo Matos Rodríguez, un compositeur amateur uruguayen, né et mort à Montevideo, qui fut surtout journaliste et occupa les fonctions de consul de son pays dans l’Allemagne hitlérienne. Cet orchestre a été déclaré d’intérêt présidentiel (l’équivalent de l’attribution de l’adjectif royal en Belgique) le 23 juin 2001 et il est d’intérêt ministériel auprès du Ministère de l’Education et de la Culture, de celui des Affaires Etrangères (relaciones exteriores) et de celui du Tourisme. C’est le Maestro Juan Manuel Mouro qui le dirige.
La Orquesta Matos Rodríguez se concentre essentiellement sur la figure du compositeur et travaille surtout dans le cadre d’hommages qui lui sont rendus, que ce soit ou non à titre officiel. Cet ensemble de 8 musiciens a ainsi invité à diverses occasions des personnalités argentines : Atilio Stampone, Raúl Garello, Maria Graña, Horacio Ferrer, le local de l’étape (Le Maestro Ferrer est en effet né lui aussi à Montevideo et il a la double nationalité : il a conservé son passeport uruguayen tout en se faisant naturaliser argentin en 1984, après la chute de la Junte en Argentine mais avant le retour de la démocratie en Uruguay).

A l’actif de la Orquesta Matos Rodríguez :

un DVD, Tango, sorti en 2008 et co-édité par Leader Music Argentina et Sondor, filmé en partie à Buenos Aires et en partie à Montevideo,
Un CD (2006, Sondor), Cumparsitango, qui a atteint des records de vente puisqu’il a obtenu un disque d’or dans son pays. L’album comporte en bonus une piste vidéo de La Cumparsita à partir d’un montage de diverses exécutions en public au Teatro Solis.
Un autre CD (2001, Sondor), La Cumparsita, lui aussi disque d’or et accompagné d’un petit livret illustré de photos d’époque de La Giralda, le café où la Cumparsita a sans doute été créée, au piano dit-on, par Roberto Firpo, un pianiste et compositeur argentin, qui se produisait dans ce café pendant le Carnaval 1917.

Tous ces disques présentent un répertoire de tangos anciens : Gardel, Villoldo, Matos Rodríguez, Pintín Castellano,(tous également considérés comme Uruguayens), avec des pointes de modernité grâce à des morceaux de Troilo (un Argentin) et de Alfredo Zitarrosa, le grand chanteur et compositeur populaire uruguayen des années 60 et 70 par excellence.

La majorité des historiens et les documents faisant foi à la SADAIC (Sociedad Argentina De los Autores Y Compositores) datent la Cumparsita de l’été 1917 (mais vous pourrez lire ici et là les dates de 1913, 1914, 1915, 1916). En fait, c’est une simple marche que Gerardo Matos Rodríguez avait composée pour la comparsa (groupe de défilé du carnaval) de la Fédération Estudiantine Uruguayenne, dont il était membre. Il s’agissait d’un morceau de circonstance dont on a tout lieu de penser qu’il était assez insipide. Mais Matos Rodríguez était un fils de bonne famille, son père était le propriétaire du cabaret Moulin Rouge, à Montevideo. Il obtint donc de Roberto Firpo un coup de main : le pianiste de la Guardia Vieja fit un petit mixage entre la partition du jeune étudiant, alors mineur, et un tango à lui, la Gaucha Manuela, ce qui donna à La Cumparsita une structure qui lui permit d’être jouée au piano, dans le cadre d’un concert ordinaire, sans l’exubérance et les extravagances d’une comparsa à l’action. Cependant, La Cumparsita ne passa pas l’été et fut oubliée sitôt ce carnaval fini. Pour une poignée de pesos, Matos Rodríguez en vendit même les droits à un éditeur de partitions, qui en tira en tout et pour tout 50 exemplaires (vous imaginez la pièce de collection, pour l’heureux propriétaire qui retrouverait cela au fin fond d’une malle de son arrière-grand-père !). Ce n’était donc qu’une oeuvre de circonstance, dont même son auteur n’avait jamais imaginé qu’elle survivra à l’entrée en Carême de 1917.

Et puis un jour, Pascual Contursi refit des siennes. Très loin de là. Dans la rue Corrientes, à Buenos Aires. Pascual Contursi a toujours mis des paroles à lui sur des musiques qui ne lui appartenaient pas et sans se soucier de demander la permission à qui que ce soit (le droit d’auteur était d’ailleurs encore très mal protégé en Argentine, pour la musique populaire). En 1924, pour une revue (un spectacle populaire) de Enrique Maroni, il écrivit ainsi, dans ce style qui coule naturellement et avec ses thématiques habituelles, tristes et fatalistes, une histoire d’amant délaissé et toujours éperdument épris de l’infidèle :

Si supieras,
que aún dentro de mi alma,
conservo aquel cariño
que tuve para ti...
Quién sabe si supieras
que nunca te he olvidado,
volviendo a tu pasado
te acordarás de mí...
Pascual Contursi

Si seulement tu pouvais savoir
qu’encore aujourd’hui dans mon coeur
je garde cet amour
que j’ai eu pour toi...
Qui sait ? Si seulement tu pouvais savoir
que je ne t’ai jamais oubliée
revenant vers ton passé,
tu te souviendras de moi...
(1)
(traduction Denise Anne Clavilier)

Ce fut un succès immédiat. Gardel lui-même, déjà grande vedette à Buenos Aires et sur le point de s’embarquer enfin pour cette Europe qu’il désirait tant conquérir, (2) emporte la chanson avec lui et en fera un triomphe à Barcelone, puis à Paris et à Nice, un peu comme dans cet enregistrement de 1927, en passant outre les récriminations de Matos Rodríguez...
Alors Gerardo Matos Rodríguez se mordit les doigts d’avoir vendu sa partition sept ou huit ans plus tôt et pour récupérer son dû dont l’éditeur de partitions ne voulait plus entendre parler, il entama contre Contursi et Maroni un marathon judiciaire acharné qui ne s’acheva qu’en 1938, dans les bureaux de la SADAIC, à Buenos Aires, entre le compositeur, Enrique Maroni (auteur de la revue et à ce titre considéré comme co-auteur de Si supieras) et José María Contursi, le fils de Pascual, mort en 1932. Le partage accorda au compositeur uruguayen plus de 80% des droits. En 1937, Juan D’Arienzo avait achevé de garantie à La Cumparsita l’immortalité qui est aujourd’hui la sienne, en lui taillant sur mesure un arrangement culte, que vous pouvez écouter dans ce 3ème enregistrement qu'il en fit en 1963.

Cette version instrumentale redonna au public des cabarets de Buenos Aires (et surtout à celui du Chantecler, où officiait D’Arienzo), le goût de danser le tango, en pleine Década Infame, alors que la mode était passée aux danses de Londres et de Washington (le fox trot surtout).

(1) La rupture de construction (conditionnel dans la relative et futur de l’indicatif dans la principale) est voulue, dans le texte original comme dans la traduction. Cette rupture correspond non seulement aux sentiments de ce garçon qui veut prendre ses désirs pour des réalités mais plus généralement à une manière de parler typiquement portègne, née à l’époque où les immigrants se sont emparés comme ils ont pu de l’espagnol qui les entourait. La langue portègne est pleine de ces barbarismes qui heurtent les oreilles des Espagnols mais ont acquis toute leur légitimité dans le langage ordinaire, dans le tango et dans les journaux, dans la littérature (plus chez Córtazar que chez Borges cependant), à la radio, à la télévision...
(2) sur l’histoire de Gardel et son rapport complexe à l’Europe, lire mes deux articles sur ses origines :
l’histoire telle qu’elle est attestée et documentée et le débat qui continue d’exister sur la légende de Gardel.
Vous pouvez aussi vous reporter à l’ensemble des articles concernant cet artiste en cliquant sur son nom, dans la Colonne de droite, dans la rubrique Les artistes (partie haute).