vendredi 24 avril 2009

L’arroseur arrosé [actu]

C’est l’anecdote dont se délecte Página/12 dans son édition du 24 avril 2009, trop heureux, en cette période électorale, de pouvoir dire -avec humour (féroce)- tout le mal qu’il pense du gouvernement de droite libérale qui administre actuellement la ville de Buenos Aires.

Depuis quelques semaines, ce Gouvernement autonome a placé sur le portail officiel de la ville une campagne intitulée Denuncia al Ñoqui. Denunciar, c’est porter plainte (au sens judiciaire du terme). Et le ñoqui, c’est certes une délicieuse pâte, de froment ou de pomme de terre, que l’on déguste à Buenos Aires tous les 29 du mois (voir mon article sur El Día de los ñoquis), mais c’est aussi l’équivalent portègne du glandeur ou du profiteur français, voire du salarié de complaisance (ce qu'on appelle emploi fictif dans les scandales de financement de la vie politique en France ou en Belgique) : la personne qui ne fait pas grand-chose de ses dix doigts pendant sa journée de travail, celle qui profite du système ou celle qui touche un salaire pour un travail qu'elle n'accomplit pas, sur un emploi qui n'existe pas.

Autrement dit, le Gouvernement de la Ville de Buenos Aires appelle la population à se plaindre publiquement et en ligne (c’est moderne) de tout fonctionnaire territorial (empleado de la ciudad) dont il lui semblerait qu’il n’accomplit pas son travail ou se livre, dans le cadre de celui-ci ou sous le couvert de celui-ci, à des opérations malhonnêtes ou des détournements de fond.

Mauricio Macri, le Chef du Gouvernement de la ville de Buenos Aires, est persuadé que le personnel municipal est un ramassis de ronds-de-cuir paresseux et malhonnêtes, qui ne pensent à rien d’autre qu’à se la couler douce aux frais du contribuable (1). Très peu de temps après sa prise de fonction à la tête de la capitale argentine, le 10 décembre 2007, Mauricio Macri a même fait renvoyer comme des malpropres une centaine de fonctionnaires pour faute, les uns pour prévarication, les autres pour concussion, d’autres encore pour corruption passive et les derniers pour des actes de coulage et d’utilisation à des fins privées du bien public. Les licenciés, soutenus par les syndicats, tous plus ou moins péronistes dont très hostiles à Macri, ont intenté aussitôt un procès et ils l’ont gagné : le Gouvernement de la ville a été condamné pour les avoir licenciés sans raison. Seuls deux fonctionnaires, de niveau très subalterne, ont été reconnus coupables d’actes délictueux, qui n’allaient vraiment pas bien loin (surtout quand on les compare aux faits de corruption attestés dans les élites dans toute l’Amérique du Sud, Argentine compris). Jugez-en plutôt vous-même : l’un des deux était un simple jardinier du Jardín Botánico (à Palermo) et il louait, au noir et malgré le règlement qui l’interdisait, le droit de tourner des clips, des pubs et autres courts-métrages et de prendre des photos de mariage ou de fiançailles dans un petit recoin de ce très joli et très vaste parc, à l’abri des regards, derrière la cabane où il rangeait son matériel. Il se faisait ainsi un maigre et illégal petit pécule de trois fois rien qui lui permettait de mettre une lichette de beurre dans les épinards des empanadas de sa petite famille (2). La Ville de Buenos Aires a monté ces deux malheureux cas en épingle tant et si bien que Madoff a presque l’air d’un enfant de choeur à côté de ce qui a été dit contre ces deux pauvres types (3).

Ainsi donc, d’après le billet d’humeur (pirulo de tapa) que vous pouvez lire tous les jours en pied de page du site du quotidien de gauche Página/12, la discutable campagne Denuncia al ñoqui (porte plainte contre le glandeur) serait un franc succès. En effet, le site aurait été inondé de mails d’habitants de Buenos Aires se plaignant du manque de travail de... Gabriella Michetti, la Vice Chef du Gouvernement de la Ville, qui serait devenue chef du Gouvernement si Mauricio Macri (4) était venu à ne plus pouvoir assumer ses fonctions électives. Or depuis le début de la mandature, Gabriella Michetti est fort peu présente dans l'hémicycle portègne où elle occupe normalement un siège de députée et, au Gouvernement, elle est, de plus, réduite à jouer les utilités et à inaugurer les chrysanthèmes, surtout pour les opérations de bienfaisance, parce que le Chef du Gouvernement est une vraie bête médiatique qui occupe systématiquement le devant de la scène sur tous les sujets, au détriment non seulement de sa Vice Jefa de Gobierno, mais aussi de tous ses ministres, lesquels ne vont à la lumière que lorsqu’il y a des coups à prendre (par exemple dans le cas du conflit social avec les enseignants, lire les articles ici).

La campagne électorale ne fait pas perdre aux Portègnes leur percutant et malicieux sens de l’humour. Dieu soit loué ! Mais enfin, ici et là-bas, une campagne électorale reste une campagne électorale et franchement, des deux côtés de l’échiquier politique, on ne peut pas dire que cette campagne brille par le contenu du discours politique...

(1) Se la couler douce (francés popular) : pasarla muy bien sin trabajar.
Aux frais du contribuable : al costo de los contribuyentes.
(2) Mettre du beurre dans les épinards (francés popular) : literalmente poner manteca (mantequilla en España) en las espinacas. Significa hacer la vida cotidiana más cómoda.
Une lichette : un cachito.
Empanadas : chaussons chauds farcis, frits ou cuits au four, très appréciés dans la gastronomie portègne. C’est l’en-cas ou l’entrée par excellence, fourré avec de la viande, du poisson, du poulet, de la humita (purée de maïs), des blettes, des épinards ou toutes sortes de mélanges de légumes méditerranéens.
(3) Monter un cas en épingle : hacer mucho ruido en público sobre un asunto que no vale tanta pena.
Avoir l’air d’un enfant de choeur : tener piel de oveja (avoir une peau de brebis). Tener la apariencia de un santo inocente.
(4) que celui-ci vient, fort habilement, de pousser à la démission sous prétexte qu’elle ne peut pas, à la fois, se présenter sur une liste à la députation nationale et exercer ses fonctions dans le Gouvernement de la Ville. Ce qui, hors de tout compromis préélectoral pour la composition d’un tandem équilibré qui ratisse le maximum de voix, va lui permettre, à lui, Mauricio Macri, de désigner prochainement son nouveau suppléant, sans passer par le suffrage universel. Macri est vraiment un homme politique, il en a la rouerie, l’habileté et l’incroyable abattant, avec ce sourire inaltérable perpétuellement sur les lèvres. Qu’on soit d’accord ou non avec lui (et la plupart des gens de tango lui sont fort hostiles), l’homme est très fort. Gabriella Michelli ne s’est pas privée de manifester publiquement qu’elle n’a démissionnée que contrainte et forcée et qu’elle aurait préféré aller jusqu’au bout de la mandature portègne. Reste à savoir si cette position de victime va la servir ou la desservir le jour du scrutin (le 28 juin prochain pour les élections à la Chambre des députés et au Sénat nationaux et pour les élections à la chambre représentative de Buenos Aires, la Legislatura, en octobre pour les élections législatives locales dans diverses Provinces).