Chaque samedi, Olga Besio, professeur de tango à Buenos Aires, organise un pratique au Saon tango La Capilla, rue Perón 2450, dans le quartier de Balvanera.
La pratique dispose d’un cadre agréable, grande terrasse (c’est bien quand il fait chaud) et un salon attenant (c’est bien quand il pleut) et d’un programme bien organisé : de 17 h à 19h, il y a cours (clase) pour les enfants, les adolescents et les jeunes (et tous ceux qui veulent venir, une annonce dans le genre : plus on est de fous, plus on rit). De 19h à 21h, suit une pratique (práctica : la musique y est diffusée en continu et les danseurs viennent y travailler ce qu’ils apprennent en cours ou s’entraîner et progresser en dehors de tout enseignement, sous l’oeil d’un professeur qui peut aller d’un couple à l’autre en fonction des demandes ou des difficultés particulières rencontrées par les uns et les autres). A partir de 21h, commence la milonga, le bal au sens propre, avec musique organisée en tandas thématiques et entrecoupée de cortinas (1). La distinction entre pratique (práctica) et bal (milonga ou baile) est très nette à Buenos Aires, elle l’est beaucoup moins en Europe et singulièrement en France où l’on adopte la même attitude et applique les mêmes codes sociaux dans les deux cas. Avec l’humilité dont je parlais dans un précédent article, sur les cours de tango donnés à la Academia Nacional del Tango, cette différence très nette fait partie des choses à savoir avant de partir faire un séjour tango à Buenos Aires, pour éviter les déconvenues et les impairs, qui vous font immédiatement repérer comme un touriste par les autochtones...
Chaque samedi, Olga Besio invite une personnalité à la práctica.
Chaque samedi, Olga Besio invite une personnalité à la práctica.
Samedi dernier, cet invité d’honneur (invitado especial) était le Maestro Jorge Muscia, fileteador de son état. Qu’est-ce que c’est que st’ bête-là ? Il me semble qu’on peut parler d’une sous-espèce très intéressante d’homo sapiens sapiens, issue d’une tripotée de croisements aussi compliqués qu’accidentels qui se sont produits à Buenos Aires vers 1880 entre d’autres sous-espèces, originaires majoritairement d’Europe. Le fileteador se reconnaît à ses mains particulièrement bien adaptées à la préhension de pinceaux de toutes sortes et de toutes tailles et à sa capacité à vivre au milieu de couleurs très vives, pour ne pas dire pétantes, et de formes complexes et toujours néanmoins parfaitement symétriques (la symétrie du classicisme français mêlé au mouvement du baroque italien et aux couleurs explosives de la Méditerranée).
Trêve de plaisanterie : le fileteado (l’art du fileteador) est un type de peinture d’ornement spécifiquement portègne, né à l’orée du 20ème siècle de l’idée (saugrenue) de décorer des véhicules de livraison, et qui est utilisé de nos jours dans de très nombreux contextes : enseignes commerciales, décoration murale, couvertures imprimées (livres, disques...), mobilier, portrait, décor de scène pour le théâtre, la musique, l’opéra, génériques de cinéma et d’audio-visuel, j’en passe et des meilleures.... Horacio Ferrer, qui a dédié un tango à Jorge Muscia, a dit un jour du fileteado qu’il était le frère plastique du tango.
Jorge est l’un de ces artistes de cet art si caractéristique de la ville de Buenos Airs. Il a son propre atelier dans le quartier de San Telmo, tout près de la Plaza Dorrego où se tient tous les dimanches la Feria de San Telmo.
Il travaille beaucoup pour les restaurants et les cafés (enseignes et murales), pour le théâtre, pour le mobilier (le sien, chez lui, est une vraie merveille !). Il a réalisé de très nombreuses couvertures et illustrations. C’est à lui que l’on doit le logo de la Academia Nacional del Tango que vous avez vu souvent dans ces colonnes, notamment autour du thème de la Rentrée 2009, et qui montre un pierrot inspiré de l’iconographie européenne du 18ème avec deux bandonéons ouverts en guise de couvre-chef et de col-fraise.
Jorge Muscia est un spécialiste de l’histoire de l’art populaire à Buenos Aires (il travaille beaucoup sur les origines de cet art dans l’immigration des années 1880-1930).
A l’Academia Nacional del Tango, dont il est membre titulaire (Académico de Número ou Titular), il est en charge d’enseigner les relations entre tango et arts plastiques. Au Museo Mundial del Tango, au premier étage de la Academia, vous pourrez admirer plusieurs de ses oeuvres, au Museo Manoblanca de Nueva Pompeya et au Museo de la Ciudad à Monserrat aussi...
Comme son collègue et ami Luis Zorz, un fileteador dont vous verrez beaucoup de plaques commémoratives dans tout Buenos Aires, tout au long de l’avenue Corrientes et un peu partout dans les quartiers de Boedo, de Almagro, de Balvanera, à l’Abasto... il est un disciple du grand fileteador, considéré comme l’un des pères fondateurs de cet art, León Untroib. León Untroib est l’auteur du mural de 1985, en l’honneur de Carlos Gardel, pour les 50 ans de sa mort, situé à l’entrée nord de la station de métro Carlos Gardel. Facile à trouver.
Jorge Muscia est aussi un acteur du tourisme culturel dans la capitale argentine. Son atelier de San Telmo se visite sur rendez-vous. Vous pourrez aussi y recevoir des cours d’initiation au fileteado, notamment pour des groupes scolaires ou des groupes de touristes. Prenez contact avec lui de ma part (il comprend admirablement notre langue). Il sera ravi. Et moi aussi...
Tous les articles (y compris celui-ci) consacré à Jorge Muscia en cliquant sur son nom dans le bloc Pour chercher, para buscar, to search, sous le titre de l’article.
Vous pouvez accéder à son site, dont le lien se trouve dans la rubrique Artistes plastiques de la Colonne de droite. Sur son site, vous pouvez aussi accéder à son blog.
(1) A Buenos Aires, et par imitation de la capitale argentine partout où s’organisent des bals dédiés au tango argentin (milongas, selon le terme consacré et adopté partout dans le monde), le bal s’organise sous la forme de séries (tandas) de 4 morceaux appartenant à un seul et même rythme (vals, tango, milonga ou milonga et candombe, les deux rythmes étant très proches sur le plan chorégraphique et donc facilement confondus). Les tandas sont séparées les unes de autres par de courtes pauses (cortinas) constituées d’un extrait musical de 30 secondes à 1 minute appartenant à un tout autre genre que le tango (rock, jazz, folklore, musique classique, musique populaire étrangère, de la samba brésilienne ou du fado portugais si le DJ a le goût du voyage, ou de la variété francophone, pourquoi pas, si c’est un excentrique carabiné ou s’il a un lien quelconque avec la France, la Belgique ou la Suisse...). Pendant les cortinas, on ne danse pas, la piste se vide instantanément. C’est le moment où l’on peut bavarder ou aller se servir au buffet. Et c’est surtout le moment où les couples qui viennent de danser se défont pour se reformer autrement.
A Buenos Aires, les hommes invitent les femmes par le cabeceo : un simple signe de tête, une simple expression du visage et à distance (généralement de part et d’autres de la salle, puisque les hommes sont installés d’un côté de la piste et les femmes de l’autre et non pas mélangés les uns avec les autres). La phrase traditionnelle des bonnes manières européennes "Me feriez l’honneur de m’accorder cette danse ?" est inconnue dans les milongas de Buenos Aires. Dans les milongas ici aussi d’ailleurs. Cette formule est une espèce de courtoisie en voie d’extinction. Elle est de plus en plus souvent remplacée par un "Tu danses ?" dont il devient difficile de savoir s’il faut le ponctuer d’un point d’interrogation ou d’un point d’exclamation tant le ton laisse peu de choix à la femme de dire non. Les plus polis des Parisiens contemporains demandent : "Je peux vous inviter ?" ou "Vous voulez danser ?". A Buenos Aires, pour refuser, la femme n’a qu’à détourner le regard, cela doit suffire à l’homme qui doit alors chercher une autre partenaire. Pour accepter l’invitation, la femme soutient le regard de l’homme qui vient de le faire signe (cabecear, qui est un verbe transitif : cabecear a una mujer). Bien entendu, cette technique muette comporte quelques risques de malentendus. Mais elle a été inventée dès les débuts du tango, vers 1880, à une époque où Buenos Aires était une immense Babel où les immigrants parlaient tous des langues différentes et où la phrase rituelle que le danseur aurait dite dans le bal de son village avait de fortes chances d’être un jargon incompréhensible pour cette inconnue, qui venait elle de l’autre bout de l’Europe ou n’avait jamais connu que cette ville où elle était née.... Bien maîtrisé, ce code a néanmoins l’avantage de préserver l’amour-propre du danseur et lui éviter l’humiliation d’un refus, le "Je vous remercie, Monsieur, mais j’attends mon ami qui est parti me chercher un verre d’eau" que les danseurs parisiens prennent comme une injure personnelle... Imaginez ce que ça pouvait être dans une Buenos Aires qui comptait vers 1880 sept hommes pour une femme (du fait que les immigrants faisaient le voyage seuls, persuadés de rentrer très vite au pays fortune faite, au pays où ils avaient très souvent laissé une vieille maman ou une jeune fiancée ou les deux à la fois, et qui ne revirent jamais leur terre natale).