Alfredo Gago est décédé le 30 novembre à l'âge de presque 79 ans. C'est un personnage très ambigu qui s'en va. Il fut en effet le producteur d'une émission de télévision à la fois très célèbre, très populaire et très contestée des années 60 et 70. Grandes Valores del Tango était même l'unique émission de télé consacrée au genre et si d'authentiques grandes valeurs s'y sont produites comme Roberto Goyeneche, qu'accompagna une ou deux ni plus ni moins que Aníbal Troilo, ou comme Hugo del Carril qui en fut le premier et très éphémère présentateur du printemps 1963 au printemps 1964 malgré son très public engagement péroniste, ont aussi défilé sur ce plateau tous les représentants du tango le plus décadent, dans leurs déguisements caricaturaux imitant la mode criarde d'années 20, 30 et 40 plus cinématographiques qu'historiques, totalement déconnectés de la réalité de l'Argentine de la guerre froide. L'émission a tenu pendant environ 40 ans avec deux titres différents.
Avec son monopole télévisé, Grandes Valores del Tango, en même temps qu'il a donné accès au petit écran à d'authentiques musiciens, a consacré aussi le Tango for Export (1) à l'intention des Argentins eux-mêmes, lorsque les gouvernements, pour la plupart d'entre eux à la solde des Etats-Unis, cherchaient à préserver la poule aux oeufs d'or que le tango était pour le tourisme et l'image du pays à l'extérieur de ses frontières. A cette époque-là, le tango for export a tout à la fois sauvé économiquement quelques artistes (de qualité très inégale) en leur fournissant du travail, inventé le métier de danseur de scène professionnel (dont le prototype est Juan Carlos Copes) et fait plonger le genre dans un discrédit esthétique et culturel dont il a encore bien du mal à s'extirper, 20 ans après être rené de ses cendres au début des années 1990. Alfredo Gago avait conservé ses activités de producteur en collaboration avec une autre personnalité télévisuelle, Silvio Soldán, autre vibrion médiatique, façon gendre idéal, très contesté par le tango de ley (2) actuel. Alfredo Gago avait co-composé et co-écrit quelques tangos qu'on peut sans peine classer dans la catégorie du Lamento del cornudo (les pleurs du cocu), chansons sentimentalistes et usant jusqu'à la corde les archétypes originaux, devenus très anachroniques dans les années 50, 60 et 70, dans la société équilibrée qui avait succédé à la majorité masculine écrasante des années de l'immigration (1880-1930).
(1) Tango for export, c'est ainsi que les authentiques tangueros argentins désignent les spectacles vulgaires et creux créés pour séduire des touristes qui n'y connaissent rien et se laissent fourguer n'importe quoi sans grand discernement, lorsqu'ils voyagent en Argentine (avec des tours opérateurs qui les inscrivent dans un cena-show cliquant) ou qu'ils soient chez eux, dans l'hémisphère nord (ou plus rarement dans l'hémisphère sud, s'ils sont Australiens ou Néo-Zélandais) devant un spectacle rutilant en tournée, avec bas résilles et galurin de guingois de circonstance.
(2) Tango de ley : on pourrait traduire en français Tango AOC. De ley veut dire "conforme à la loi", comme lorsque l'on parlait de la qualité de l'or lorsqu'on se servait encore de monnaie en métal précieux. Le tango de ley, c'est donc le tango authentique, le tango pur sucre, le tango pur beurre. Celui qui rejette avec violence le tango for export.