lundi 20 décembre 2010

Sortie d'un dictionnaire des jouets argentins [Disques & Livres]

C'est une sociologue, Daniela Pelegrinelli, qui vient de se pencher, pendant 10 ans, sur l'histoire des jouets et de l'industrie qui va avec en Argentine, une histoire où elle voit la métaphore d'un pays en quête de sa propre maturité : rien de tel pour cela que d'aller se plonger dans des parfums d'enfance à quelques semaines du passage des Rois mages chez les enfants sages d'Amérique du Sud.

Ce dictionnaire, paru aux Editions El juguete ilustrado, commence en 1880, une année charnière dans l'histoire de l'Argentine (1), et s'achève en 1965, lorsque l'industrie du jouet nord-américaine commence à submerger le marché argentin (et pas seulement argentin) avec sa production importée ou à travers ses prises de contrôle d'entreprises locales. Sur la production d'après 1965, les modes de production et l'organisation des entreprises changent tellement et tout devient si confus qu'il n'est plus possible d'effectuer des recherches (l'information n'est plus accessible, même à l'historien-enquêteur), affirme Daniela Pelegrinelli.

Malgré son apparente futilité, le sujet a une importance culturelle capitale. “Una sociedad se expresa en los juguetes que fabrica y en los juegos que promueve u obtura”, dit la sociologue (Une société s'exprime dans les jouets qu'elle fabrique et dans les jeux qu'elle promeut ou qu'elle étouffe). Ces jouets fabriqués en Argentine et distribués à grande échelle, en particulier sous le péronisme (les distributions de jouets lancées par Evita Perón), ont façonné les premiers émois de très nombreux Argentins, ils leur ont formé une sensibilité et des références qui leur sont propres, une sensibilité et des références émotionnelles qui se transmettent de parents à enfants et qui en deviennent des éléments de l'identité nationale. Et parmi ces Argentins, qui ont joué avec ces jouets, il y a bien sûr ceux qui, hier et aujourd'hui, portent la plume pour écrire des chansons et des essais, que ce soit dans le domaine du tango ou dans tout autre genre. En traduisant les 106 textes qui composent ma seconde anthologie bilingue qui sortira au tout début de l'année prochaine (2), j'ai moi-même rencontré des allusions très discrètes et très naturelles à des jeux et des jouets que nous ne connaissons pas en Europe. Les Argentins en parlent comme de l'air qu'ils respirent, faisant allusion au Rasti® là où nous, les Européens, ne connaissons que les Lego®. Et justement, Rasti, ce n'est pas Lego.

Dans un précédent article, consacré à l'arrivée probable et prochaine à l'Ambassade de Paris de l'économiste Aldo Ferrer (voir mon article du 10 décembre 2010), je vous disais que l'Argentine a peu d'industrie lourde à forte valeur ajoutée et c'est un fait, encore valable aujourd'hui (voir mon article du 13 décembre 2010 sur le soutien à l'industrie des équipementiers automobiles récemment décidé par le Gouvernement) mais l'industrie du jouet, industrie légère à faible valeur ajoutée, a longtemps été une vraie industrie nationale qui permettait de ne pas recourir à de coûteuses importations pour alimenter un marché de consommation domestique et familiale (3).

Deux critiques de ce livre ont retenu mon attention : une critique-interview parue sur Internet, sur le blog d'un psychanalyste freudo-lacanien argentin (4), Pablo Peusner (5), qui publie des notes de lecture (celle-ci date du 7 décembre dernier) et un article de Facundo García dans les pages culturelles du quotidien Página/12 de ce matin.

Dans l'article de Peusner, j'ai apprécié le lien qu'il fait entre la démarche de ce dictionnaire et l'ensemble du travail de récupération de la mémoire qui s'effectue actuellement en Argentine dans tous les domaines (le tango et ses textes en étant à la fois le moyen et l'un des objets de prédilection), pour renverser les effets délétères de la période pré-dictatoriale et des huit dernières années passées sous régime militaire. Cette période, qui commence dans les années 1960 (là où s'arrête le travail de mémoire du dictionnaire) et durant laquelle tout le peuple est soumis à un labourage intensif, brutal et presque systématique, de négation de la mémoire et de l'identité nationales, au profit d'une reconstitution mensongère de l'histoire pour faciliter la mise à la disposition des Etats-Unis du pays et de ses richesses (6).

Dans ses propos, dans la seconde partie de la note, Daniela Pelegrinelli raconte à la première personne la genèse de son projet, depuis une simple (si on peut utiliser cet adjectif) étude sur les jouets pendant la décennie du gouvernement de Juan Perón (1946-1955) dans le cadre de ses études en Histoire de l'Education en Argentine à l'Université de Buenos Aires (UBA) jusqu'à la constitution d'un panorama transverse et pluridisciplinaire, grâce à la rencontre avec un artisan réparateur de poupées, Antonio Caro, ces jolies poupées argentines qui avaient nom Marilú, Linda Miranda (jolie Miranda), Mariquita Pérez et qui font aujourd'hui courir les collectionneurs nationaux et étrangers.

L'article de Página/12 est plus journalistique qu'émotionnel et universitaire et c'est normal. Facundo García s'intéresse lui davantage aux aspects économiques que psycho-sociaux. Il cite ainsi un certain nombre de marques et d'industriels et donne davantage qu'à l'auteur elle-même la parole au fils d'un capitaine du jouet, Alejandro Macchiavello, le fils du créateur des petites voitures Duravit, dont Daniela Pelegrinelli a obtenu une interview pour les besoins de son livre :
“El viejo no atiende a nadie, pero se dio cuenta de que Daniela sabía muchísimo. Le pregunté qué tal le había ido en la entrevista y me contestó que ‘la piba sabía más de la empresa que nosotros mismos’. El tiempo que debe de haber dedicado a rastrear archivos y testimonios no tiene nombre”
Alejandro Macchiavello, Página/12

Mon père ne reçoit personne, mais il s'est rendu compte que Daniela en savait très long. Je lui ai demandé ce qu'il avait pensé de l'interview et il m'a répondu que "la môme connaissait mieux l'entreprise que nous-mêmes". Le temps qu'elle a dû consacrer à gratter dans les archives et les témoignages, il n'y a pas de mot pour ça.
(Traduction Denise Anne Clavilier)

Le livre fait 300 pages. Il comporte 400 illustrations, surtout en noir et blanc. J'ai trouvé un prix sur un site de vente en ligne (Mercadolibre, un .com.ar) : 140 pesos argentins (hors frais d'envoi). C'est la première fois qu'un ouvrage est consacré à ce sujet en Argentine.

Et pour rester dans la note et dans la saison, il est temps d'écouter El Bazar de los Juguetes (7), ce tango de Roberto Rufino et Reinaldo Yiso, chanté par Alberto Podestá, grand chanteur de l'époque d'or, ici grâce au site encyclopédique argentin Todo Tango...

Pour en savoir plus :
lire l'article de Pablo Peusner, le psychanaliste-lecteur (en espagnol, naturellement).

(1) Sur ces questions historiques, reportez-vous au Vademecum historique que j'ai publié dans les premiers mois de ce blog et dont vous trouverez le raccourci dans la partie médiane de la Colonne de droite, rubrique Petites chronologies.
(2) Revue Triages, numéro thématique, éditions Tarabuste, rue du Fort, 36170 Saint Benoît du Sault, France (140 pages en format A4, prix indicatif : 30 €). Le titre définitif n'est pas encore arrêté avec certitude, j'ai fait ce week-end deux propositions pour prendre en compte les suggestions que nous a adressées le Conseil National du Livre qui apporte son soutien. La date exacte de sortie est elle aussi encore incertaine, la faute à la météo. Dans le Berry, dans le centre de la France, les intempéries de décembre ont désorganisé toute l'activité économique en rendant les routes impraticables, et l'imprimerie a été touchée comme toutes les entreprises de la région. L'ouvrage devait paraître juste avant Noël. Il faut prévoir au moins deux semaines de décalage, à cause de la neige qui continue, aujourd'hui encore, à bloquer une partie du pays et de la trêve des confiseurs, qui n'est pas que celle des confiseurs.
(3) L'essentiel de l'économie argentine tient dans cette structuration liée à la période coloniale : l'Argentine reste essentiellement un pays de production de matière première, surtout d'origine agricole, et dépend de l'étranger (soit en capitaux investis sur place, soit en importation matérielle) pour ce qui est des produits finis. Ce que les Argentins définissent avec cette formule imagée : nous produisons le cuir et nous achetons les chaussures à l'Espagne. Ce qui est faux pour les chaussures (il y a une industria argentina de la chaussure de ville et danse) mais est vrai pour les tains et les avions et a fini par être vrai même pour une partie de jouets. D'où l'importance pour ces pays de développer leur coopération régionale à travers des institutions comme l'UNASUR ou le Mercosur, dont je vous parle de temps à autre dans la rubrique Actu et la sous-rubrique Economie (voir ces rubriques dans les raccourcis de la partie haute de la Colonne de droite).
(4) L'Argentine est un des très rares pays non francophones dont les psychanalystes ont adhéré en grand nombre à l'école lacanienne ou plutôt à l'une ou l'autre des diverses écoles nées de l'enseignement théorique et pratique de Jacques Lacan (1901-1981), psychiatre et psychanalyste français influencé par le surréalisme et caractérisé par une grande curiosité intellectuelle envers des disciplines qui n'étaient pas les siennes et qu'il ne maîtrisait pas toujours, ce qui lui vaut encore aujourd'hui la réputation d'un charlatan auprès de certains specialistes de ces disciplines dans lesquelles il est allé faire ses provisions rhétoriques (physique, mathématiques, sociologie, anthropologie, histoire...)
(5) qui ne dit rien de lui-même dans son profil blogger. Sans doute pour conserver la neutralité du praticien vis-à-vis de son patient ?
(6) Cette période qui va du milieu des années 60 au milieu des années 80, soit 20 années assez terribles, presque la durée d'une génération, est en fait la deuxième grande époque de falsification idéologique de l'histoire argentine par les responsables politiques nationaux eux-mêmes. La première période est celle qui installe l'histoire officielle qu'on apprend encore à l'école élémentaire, sous l'impulsion de deux historiens et hommes politiques majeurs, Bartolomé Mitre (1821-1906) et Domingo Sarmiento (1811-1888), une histoire qui fait naître l'Argentine d'un seul coup d'un seul comme par un coup de baguette magique le 25 mai 1810 (en excluant de l'histoire nationale la période coloniale) et fait du pays une contrée d'Europe exceptionnellement située à la pointe sud du continent américain, qui n'aurait jamais connu la traite des noirs ni aucun des métissages culturels, ethniques, linguistiques et sociaux qui, pourtant, caractérisent encore aujourd'hui ce grand pays d'immigration. Ce mythe de la pseudo-pureté européenne de l'Argentine réapparaît dans les années 60, 70 et 80, sous un autre masque, plus terrible encore car la répression ira alors jusqu'à la torture et l'élimination physique des opposants, et dans une autre conjoncture internationale, la Guerre Froide, l'anticommunisme et l'anticastrisme importés des Etats-Unis. Vous imaginez donc ce que peuvent représenter, dans un pays qui a 400 ans d'histoire dont seulement 200 d'indépendance politique, deux périodes d'aussi violente falsification de l'histoire jusqu'au sein de l'école primaire. Ce qui vous explique pourquoi l'Argentin lambda est si peu au fait de sa propre histoire et pourquoi les intellectuels, les artistes et les ONG mènent un combat si acharné et si peu univoque pour ce qu'on appelle là-bas la "récupération de la mémoire" (entendre quelque chose qui serait proche de "guérison de la mémoire"). Voir mon article du 22 juin 2010 sur la sortie du livre de Norberto Galasso, Verdades y mitos del Bicentenario, mon article du 26 juin 2010 sur la sortie du livre Tango Negro de Juan Carlos Cáceres, mes articles sur Madres de Plaza de Mayo et sur Abuelas de Plaza de Mayo, les deux grandes associations qui luttent pour reconstituer la vérité sur ce qui s'est passé sous la Dictature, entre 1976 et 1983.
(7) La traduction en français se trouve dans Barrio de Tango, recueil bilingue de tangos argentins, éditions du Jasmin, mai 2010, p 147.