Hier matin, le quotidien de gauche pro-gouvernemental Página/12 (voir l'image de la une, ci-contre) publiait une enquête faite sur le terrain sur les provocateurs infiltrés parmi les insurgés argentins de Villa Soldati. Très tôt, au début des émeutes, il est apparu clairement que les événements étaient manipulés et que la violence physique inouïe qui se déployait autour et contre les squatteurs du parc de ce quartier pauvre du sud de Buenos Aires était l'oeuvre de boutefeux au service d'intérêts politiques peu acquis à la démocratie.
Et en effet, Página/12 met en cause dans son article le président d'un club de foot voisin et a pu identifier l'équipe d'hommes de main qu'il a manipulé pendant les émeutes. Les journalistes ont même photographié l'un des caïds d'une bande organisée (patota) en train de rendre compte à ce satrape footeux, qui venait faire un tour au volant d'une belle voiture rutilante du côté du champ de bataille.
Il semble que des groupes de supporters, modèle hooligans, des clubs Boca Juniors, Deportivo Español, Huracán et Nueva Chicago, soient impliqués dans les violences dirigées contre les immigrants installés dans le Parque Indoamericano. Ces quatre clubs sont du sud de Buenos Aires, dans des quartiers parmi les plus désolés de la ville. D'ailleurs, des hooligans aux couleurs du Huracán s'étaient déjà livrés à la police à la fin de la semaine dernière, après avoir été reconnus sur des vidéos les armes à la main.
Les groupes de supporters, les hinchas, sont souvent des gens sans histoire, simples amateurs de football et membres d'un club. L'immense majorité des hommes sont membres d'un club et de très nombreuses femmes aussi. Mais il existe à côté des supporters légaux et paisibles des groupes de délinquants qui s'inscrivent comme hinchas et s'organisent en bandes violentes, parfois sous le contrôle et au bénéfice d'un président de club, le leur ou un autre, qui utilisent leur organisation, leur violence et leur peu de cervelle à des fins qui n'ont qu'un très lointain rapport avec le foot ou n'importe quelle autre activité du club, lequel propose toujours une multitude d'autres choses que du foot. Boca Juniors par exemple, qu'a longtemps présidé Mauricio Macri avant de devenir le Chef du Gouvernement de la Ville Autonome de Buenos Aires, propose à ses adhérents des tas de sports collectifs, une école pour leurs enfants, un centre médical gratuit, un restaurant social (comedor) etc. Autrement dit, les clubs sont des institutions de rêve pour des hommes politiques soucieux de se clientéliser un certain électorat dans les couches populaires, en s'appuyant sur les difficultés quotidiennes que rencontrent ces travailleurs humbles et le peu de temps qu'ils ont à consacrer à l'analyse de la politique et de l'actualité. Ils peuvent ainsi se servir des bandes violentes commme de service d'ordre, de gardiennage ou de milice privée. C'est une vieille tradition qui, sous cette forme, remonte au moins à la Generacion del 80, il y a 130 ans d'ici...
Malgré l'accumulation des preuves, l'opposition au Gouvernement national persiste à dénoncer les insinuations de complot qui ont surgi dès le milieu de la semaine dernière et qui se sont transformées dans la bouche du Premier Ministre Aníbal Fernández en véritables accusations. Le Premier Ministre n'a toutefois jamais désigné nommément aucun coupable. Après la mort de Néstor Kirchner, à la fin octobre (voir mes articles sur ce décès et ses suites politiques), il fallait s'attendre à une tentative, plus ou moins rapide, de déstabilisation de la Présidente. Les émeutes surgissent très peu de temps après les fuites de Wikileaks qui ont livré, en Argentine aussi, leur lot de câbles américains discourtois et inélégants envers la Présidente, son mari défunt, leur famille personnelle et politique, et alors que s'amorce la campagne électorale pour la présidentielle et les législatives nationales (mi-2011). Déjà deux candidats à la Présidence se sont officiellement fait connaître : l'éternelle Elisa Carrió, qui a déjà perdu deux fois, battue à plate couture par Néstor Kirchner en 2003 et par Cristina Fernández de Kirchner en 2007 (sa crédibilité a fondu comme neige au soleil tout au long du présent mandat) et le cinéaste et sénateur Fernando Pino Solanas, dont j'ai déjà parlé de la candidature au début de ce mois. Il a fort peu de chance de l'emporter mais, à l'inverse de Elisa Carrió, sa crédibilité politique ne cesse de croître. Or depuis qu'elle est veuve et qui plus est veuve très digne, il est devenu beaucoup trop indécent pour l'opposition de s'en prendre à Cristina trop directement. Elle bénéfice d'un très fort soutien populaire, elle a reçu celui des Chefs d'Etat des pays voisins. S'attaquer à elle directement serait donc très contre-productif, qu'une telle attaque vienne de la droite libérale (type Mauricio Macri), du centre-gauche (UCR) ou même de la gauche (type Solanas). Et bien sûr, pour discréditer Cristina, plus question désormais de mettre en doute l'honnêteté de son mari ni de suggérer que c'est lui qui gouverne en sous main, comme le faisait la droite jusqu'au 27 octobre dernier. La mort de Néstor Kirchner a ainsi laissé l'opposition désarmée, ce que La Nación, quotidien de la droite libérale, avait analysé dès le début du mois de novembre en publiant un édito qui titrait que Néstor Kirchner avait laissé "deux veuves, sa femme et l'opposition".
L'avenir nous dira si cette opposition, de droite ou non, pourra exploiter les incidents sanglants de Villa Soldati pour déconsidérer la Présidente dont les sondages, quelques jours après les obsèques de l'ancien Président, montraient qu'elle rassemblait la majorité des intentions de vote (voir mon article du 11 novembre 2010 à ce sujet).
Pour connaître le contenu de l'enquête de Página/12 sur les pertubateurs, lire l'article de l'édition du 14 décembre 2010.
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