La semaine dernière, se tenait à Mar del Plata, au sud de Buenos Aires, le Sommet des pays ibéro-américains, sous la présidence de Cristina Fernández de Kirchner. L'Espagne était représentée par le Roi et la nouvelle Ministre des Affaires étrangères, issue du récent remaniement gouvernemental, Trinitad Jiménez. Le Brésil l'était par Lula, toujours en fonction jusqu'à la fin de l'année. Ne s'étaient pas déplacés Evo Morales (Bolivie), pour cause de récente opération chirurgicale, Raúl Castro (Cuba), Hugo Chavez (Venezuela, dont une partie du territoire fait face à des inondations meurtrières) et Daniel Ortega (Nicaragua). Les chefs d'Etat et Ministres rassemblés sur les bords de l'Atlantique sud ont pris plusieurs dispositions, parmi lesquelles celle d'exclure de leur organisation les pays où viendraient à se produire un coup d'Etat, comme il s'en est produit un l'année dernière au Honduras, dont le président constitutionnellement élu, Manuel Zelaya, vit depuis en exil, et comme il aurait pu s'en produire un autre il y a quelques mois en Equateur, lorsque Rafael Correa a été presque pris en otage par un mouvement social de policiers mécontents de leur sort. L'autre décision spectaculaire a été de mettre en oeuvre un grand plan pour relever le niveau d'éducation et de formation des populations du continent qui se développera jusqu'en 2021 (l'analphabétisme et le manque structurel d'écoles dans toute l'Amérique latine, continentale et ilienne, est en effet à la fois l'une des causes et l'un des effets du faible développement économique régional). Pour la Présidente argentine, les deux enjeux sont d'ailleurs liés :
“La incorporación de la cláusula democrática va al núcleo duro de la posibilidad de educación que tiene un pueblo. Porque la democracia, el ejercicio constitucional de las instituciones, es el único ámbito que genera la libertad para cualquier proceso educativo”
Cristina Fernández de Kirchner, citée par Página/12 dans son édition du 5 décembre 2010 (illustration ci-dessus)
L'incorporation de la clause démocratique touche au noyau dur de la capacité d'éducation dont dispose un peuple. Parce que la démocracie, l'exercice constitutionnel des institutions est le seul contexte qui produit la liberté pour quelque processus éducatif que ce soit.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
Cette clause démocratique existe déjà dans les deux autres organisations régionales, le Mercosur et l'UNASUR, deux organisations internationales montées par les pays d'Amérique Latine après leur retour progressif à la démocratie. Et d'ailleurs, Cristina de Kirchner avait déjà mis en pratique cette clause avant même son adoption par le Sommet puisqu'elle n'avait pas invité son homologue honduran, Porfirio Lobo, que pratiquement aucun pays d'Amérique Latine n'a reconnu depuis sa prise de fonction anti-constitutionnelle de septembre 2009. C'était la première fois, dans cette organisation, qu'une telle situation se présentait. Rappelons toutefois qu'au long de son histoire, le sommet ibéro-américain a accueilli, volens nolens, de nombreux chefs d'Etat qui s'étaient imposés par la force, et pour cause puisque ces Etats n'ont renoué avec la constitutionalité que depuis une vingtaine d'années (un peu plus mais à peine en ce qui concerne l'Espagne elle-même).
Cette réunion a aussi été l'occasion de rendre une nouvelle fois hommage à Néstor Kirchner, l'ancien président argentin disparu brutalement le 27 octobre 2010, et c'est une nouvelle fois le président brésilien qui a tenu les propos qui ont le plus ému les admirateurs argentins du défunt homme d'Etat. Voilà ce que Página/12 a retenu des propos de Lula, qui a souligné combien Néstor Kirchner avait agi pour rendre à l'Argentine sa fierté :
“Kirchner le permitió al pueblo argentino recuperar la autoestima: fueron Maradona en el fútbol y Kirchner en la política [...] Argentina podía ser medida antes de Perón y después de Perón. Ahora se puede hablar de antes de los Kirchner y después de los Kirchner. [...] En los ocho años de mi mandato, cinco conviví con el presidente Kirchner. Yo no creo que en ningún otro momento de la historia las relaciones entre Brasil y Argentina hayan tenido un dinamismo tan extraordinario. [...] Empezamos una relación que fue respetuosa pero al mismo tiempo muy intensa, fuerte. [...] Kirchner fue fundamental para que pudiéramos recuperar el Mercosur y derrotar definitivamente el ALCA y luego crear la Unasur. [...] Muchas veces teníamos divergencias y Kirchner era quien surgía como mediador. [...] Digo esto con el corazón abierto : no sé si alguna otra persona que no haya tenido la osadía y el coraje que tenía Néstor Kirchner hubiera podido recuperar la economía argentina con la rapidez con la que él lo hizo, enfrentando al FMI, al mercado y a los analistas europeos, que sabían todo cuando la crisis sucedía en América latina y ahora no saben nada cuando lo mismo sucede en los países ricos. [...] Gracias a Dios, a Kirchner y a vos, nosotros descubrimos que Brasil y Argentina deben estar juntos; que no somos adversarios sino compañeros. Con Dilma y contigo, van a ser una mejor asociación todavía.
Luiz Inácio Lula da Silva, cité dans Página/12 du 5 décembre 2010
Kirchner a permis au peuple argentin de retrouver l'estime de soi : ils ont été deux, Maradona avec le football et Kirchner avec la politique. [...] On pouvait évaluer l'Argentine avant et après Perón. Désormais on peut parler d'un avant-les Kirchner et d'un après-les Kirchner. [...] Au cours des huit années de mon mandat, j'en ai vécu 5 côte à côte avec le Président Kirchner. Je ne crois pas qu'à aucun autre moment de l'histoire les relations entre le Brésil et l'Argentine aient eu un dynamisme aussi extraordinaire. [...] Nous avons entamé une relation qui fut respectueuse mais en même temps très intense et très forte. [...] Kirchner a été quelqu'un d'essentiel pour que nous puissions remonter le Mercosur, vaincre définitivement l'ALCA (2) et ensuite créer la UNASUR [...]. Bien des fois, nous avions des divergences et Kirchner était celui qui surgissait en qualité de médiateur [...] Je vous le dis comme je le pense : je ne sais pas si quelqu'un d'autre, qui n'aurait pas eu l'audace et le courage qu'avait Néstor Kirchner, aurait pu rétablir l'économie argentine avec la rapidité avec laquelle il l'a fait, affrontant le FMI (3), le marché et les analystes européens, qui savaient tout quand la crise se passait en Amérique Latine et ne savent plus rien (4) maintenant que la même chose arrive dans les pays riches. [...] Grâce à Dieu, à Kirchner et à toi [Cristina de Kirchner], nous, nous avons découvert que le Brésil et l'Argentine doivent être ensemble, que nous ne sommes pas des adversaires mais des partenaires. Avec Dilma et toi, ce sera un partenariat encore plus fort.
(Traduction Denise Anne Clavilier)
Le roi Juan Carlos a aussi pris la parole (il ne pouvait pas faire moins devant une telle assemblée et sur le sol argentin) pour souligner les qualités du défunt, discours qu'a aussitôt publié la Maison du Roi en Espagne (Casa du Su Majestad el Rey) et que vous pouvez donc trouver sur le site casareal (un .es, bien entendu). Un discours très diplomatique, assez creux pour tout dire, où l'on chercherait en vain l'ombre d'un début de commencement du moindre accent un tant soit peu personnel, mais qui nous apprend deux ou trois choses sur l'état des relations entre l'Espagne et ses anciennes colonies du Nouveau Monde.
Señora Presidenta,
Agradezco que se me conceda la palabra en este homenaje póstumo a la persona y a la figura de quien fuera Presidente de la Nación Argentina, el Doctor Néstor Kirchner.
Un homenaje que le rendimos de corazón junto a los mandatarios de los países iberoamericanos aquí reunidos en torno a ésta Cumbre en Mar del Plata.
Le reitero, Señora Presidenta, el más profundo afecto y solidaridad, a usted y a toda su familia, así como nuestras más sentidas condolencias a la muy querida Nación Argentina.
Por su muy intensa y dilatada carrera política, el Doctor Néstor Kirchner ocupa ya un lugar destacado en la historia de Argentina y del conjunto de Iberoamérica.
Como Presidente de la Nación puso un énfasis especial en la recuperación y el progreso de este gran país.
Impulsó asimismo la construcción de una región más próspera y solidaria, defensora de los derechos humanos, de la libertad y de la justicia. Unos principios y objetivos que guiaron su mandato como Secretario General de UNASUR.
Aprovecho, además, la ocasión para expresar mi sincera gratitud por sus numerosas muestras de amistad personal y hacia España, que pude comprobar en nuestros sucesivos encuentros a lo largo de los años.
En suma, con estas breves palabras, deseo dejar una vez más constancia de nuestro reconocimiento, afecto y respeto hacia su persona.
¡Descanse en paz en la Argentina austral de Río Gallegos que le vio nacer y a la que tanto amó!
Juan Carlos, Roi d'Espagne (Casa Real)
Madame la Présidente,
Je vous remercie de me donner la parole pour cet hommage posthume à la personne et à la stature de celui qui fut Président de la Nation Argentine, le Docteur Néstor Kirchner (5).
Un hommage que nous lui rendons (6) de tout coeur aux côtés des hommes d'Etat des pays ibéro-américains ici réunis pour ce sommet à Mar del Plata.
Je vous réitère, Madame la Présidente, l'expression la plus profonde de notre affection et de notre solidarité, à vous-même et à toute votre famille, ainsi que nos plus sincères condoléances à la Nation argentine qui nous est si chère.
A travers sa très intense et très longue carrière politique, le Docteur Néstor Kirchner occupe une place privilégiée dans l'histoire de l'Argentine et de l'ensemble ibéro-américain.
Comme Président de la Nation, il a placé spécialement l'accent sur le rétablissement et le progrès de ce grand pays.
Pareillement, il a donné l'impulsion à la construction d'une région plus prospère et plus solidaire, protectrice des droits de l'homme, de la liberté et de la justice (7). Des principes et des objectifs qui ont guidé son mandat comme Secrétaire Général de la UNASUR.
Je profite en outre de l'occasion pour exprimer ma sincère gratitude pour les nombreuses démonstrations d'amitié qu'il a eues envers moi et envers l'Espagne, amitié que j'ai pu constater lors de nos rencontres successives au long des années.
En résumé et en ce peu de mots, je désire marquer une nouvelle fois la permanence de notre reconnaissance, de notre affection et de notre respect envers sa personne.
Qu'il repose en paix dans cette Argentine du Sud, de Río Gallegos, qui l'a vu naître et qu'il aimait tant !
(Traduction Denise Anne Clavilier)
Pour aller plus loin :
lire l'article de Página/12 de dimanche dernier sur les résolutions du Sommet
lire l'article de Página/12 sur les discours d'hommage prononcés lors du Sommet à Mar del Plata samedi.
(1) On peut dire que Lula n'y va pas avec le dos de la cuillère. Identifier Kirchner à Perón alors que cette identification constitue le rêve à peine caché du mari comme de la femme ! Il part en beauté au moins, l'ami brésilien.
(2) L'ALCA fut une tentative des Etats-Unis d'étendre aux pays d'Amérique Latine (à l'exclusion, comme vous l'imaginez bien, de Cuba) un traité de libre-échange à travers lequel ils auraient pu faire abaisser toutes les barrières douanières, ce qui leur aurait permis de pénétrer dans les marchés du sud comme dans du beurre, puisque cela se serait fait dans les mêmes conditions d'échanges commerciaux que ceux qui existent entre les Etats-Unis et le Canada. Or les différences de développement économique entre le Nord et le Sud du double continent auraient fait de ce traité un nouvel outil, hyper-efficace, de destruction de l'économie australe. En 2005, lors d'une autre réunion multilatérale à Mar del Plata, les pays du sud étaient parvenus à un accord pour repousser si fermement la proposition nord-américaine que les Etats-Unis ne sont pas revenus à la charge depuis sur ce chapitre (il est vrai aussi qu'entre temps, ils ont eu tout loisir de s'engluer en Irak et en Afganistan et qu'ils ont peut-être d'autres chats à fouetter). Lors de cette rencontre à Mar del Plata, Néstor Kirchner était au pouvoir depuis un peu plus d'un an et Lula était déjà à la fin de son premier mandat. Le Mercosur est quant à lui un traité de libre échange économique régional, entre pays du sud, donc des pays sinon de même niveau, économique, monétaire et technique, du moins de niveaux compatibles entre eux, que les Etats-Unis ont justement cherché à paralyser en le faisant concurrencer puis peut-être remplacer par l'ALCA.
(3) Au Brésil aussi, le FMI a laissé des souvenirs cuisants de catastrophes économiques en tout genre. Le FMI s'est bien souvent révélé être, dans les pays du sud, en Amérique et en Afrique, le visage moderne et honorable de l'ancienne colonisation.
(4) Lula s'exprime ici en présence du roi d'Espagne et de sa ministre des affaires étrangères. Le Callate (tais-toi), qui nous a tous fait tant rire, nous les Européens, lorsque nous avons vu le Roi d'Espagne, excédé (et il y avait de quoi), le lancer abruptement à un Chavez atteint d'une loghorrée provocatrice, pendant une autre conférence ibéro-américaine devant les journalistes, qui se sont empressés de le diffuser en boucle sur tous les journaux télévisés, cet ordre, assorti du tutoiement royal si inhabituel dans cette Amérique Latine où le voussoiement est de rigueur (sauf en Argentine et en Uruguay qui ont le tu facile), est resté en travers de la gorge de très nombreux hommes politiques latino-américains, qui y ont vu le retour d'une Espagne arrogante, tout à fait oublieuse des acquis des révolutions du 19ème siècle naissant.
(5) Néstor Kirchner était docteur en droit. En Argentine, on cite toujours les titres universitaires des gens. Ils font partie intégrale de leur identité sociale. L'actuelle présidente est elle aussi doctora (en droit également). Mauricio Macri est quant à lui ingeniero et c'est ainsi que vous pouvez vous adresser à lui lorsque vous lui parler ou lui écriver (ce qu'on traduirait en français par Monsieur l'Ingénieur, si cela ne paraissait pas ridicule de ce côté-ci de l'Altantique, à cause du grand nombre d'ingénieurs qu'il y a parmi nous).
(6) Le protocole espagnol méritait un sérieux aggiornamiento. Comme vous le constatez dans ce discours, Juan Carlos a adopté le voussoiement. Le scandale du Callate ne se reproduira plus. En tout cas, plus aussi violemment.
(7) C'est la seule phrase de ce discours qu'a retenue Página/12.