Alors qu'à Córdoba, un tribunal condamnait 18 accusés, dont l'ex-Général Videla, à de lourdes peines de prison pour l'exécution sommaire de 31 prisonniers politiques pendant la dernière Dictature militaire (1976-1983) (voir mon article du 23 décembre 2010 sur ce sujet), l'association des Grands-Mères de la Place de Mai (Abuelas de Plaza de Mayo) organisaient, l'avant-veille de Noël, un procès éthique contre cette partie de l'Eglise catholique qui avait soutenu ce régime anticonstitutionnel.
Cette manifestation a montré combien l'Eglise catholique a été divisée pendant cette période, entre des croyants, clercs ou laïcs, qui furent persécutés, torturés et qui ont disparu comme d'autres, qui ne luttaient pas au nom du Christ (1), et des croyants, clercs et laïcs, notamment dans le diocèse aux Armées, qui ont confondu théologie et lutte contre la pseudo-subversion de la revendication nationale confondue elle-même avec l'idéologie communiste, bref une théologie fanatique et égarée, confondant les réalités spirituelles et les réalités politiques (2).
Rubén Dri, professeur à la Faculté des Sciences Sociales de l'Université de Buenos Aires, revient sur le débat dans un éditorial de Página/12, quotidien qui accuse régulièrement le Cardinal Bergoglio, actuel archevêque de Buenos Aires, d'avoir trahi un certain nombre de prêtres pendant la Dictature et d'avoir contribué à les livrer à la police ou aux milices anti-subversion. Rubén Dri tente donc dans son article de distinguer entre l'authenticité de la foi et la mission spirituelle de l'Eglise, qu'il cherche à ne pas attaquer de front, surtout en ce temps de Noël, et l'instrumentalisation qui a été faite, par la Dictature et ses complices, d'un certain nombre de concepts théologiques sortis de leur contexte afin de donner une légitimité divine à la domination des pouvoirs en place et à leur lutte contre les adversaires du système, qui tentaient de rétablir la déclaration universelle des droits de l'homme signée à l'ONU par l'Argentine à la fondation de l'organisation internationale. Dans la furie mystique qui animait un certain nombre de personnes au sein du diocèse aux Armées, l'auteur trouve des explications pour la rigidité idéologique manifestée par Rafael Videla pendant ce second procès, lui qui a maintenu devant les juges, envers et contre tout, le discours qu'il tenait déjà quand il occupait la Casa Rosada il y a 30 ans. L'article fait ainsi de ce dictateur et de ses sbires des sortes d'illuminés asservis à des intérêts qui les dépassaient et qui leur échappaient en grande partie et manipulés par eux à leur insu. Il livre quelques exemples d'arguments délirants, reposant sur une croyance sacrificielle qui rappelle plus les sacrifices humains pratiqués par les Aztèques ou par les peuples sémitiques pré-abrahamiques que la religion chrétienne des Pères de l'Eglise, une croyance selon laquelle l'amour de la Patrie serait l'une des formes de l'amour de Dieu et réclamerait qu'on ne refuse pas de répandre le sang et ferait du héros guerrier quelque chose comme un saint. Des confusions politico-théologiques que l'on rencontre de nos jours dans les arguments des organisations terroristes qui prétendent lutter au nom de l'islam, que l'on avait rencontrées déjà pendant la Guerre Civile espagnole et que Franco a continué à employer jusqu'à sa mort, que des conquistadors avait développées pendant la conquête du Nouveau Monde pour justifier les massacres des Indiens païens au nom de l'Eglise, que les Français se sont jetés à la figure pendant les guerres de religion sous les derniers Valois... Bref un très vieux fonds ultra-régressif qui fait de la Dictature une résurgence de la croisade, ce qui permet de mieux comprendre pourquoi les Argentins parlent de cette période de leur histoire comme d'un génocide (3).
Pour aller plus loin :
(1) Il suffit d'ailleurs pour s'en convaincre de lire les histoires de parents disparus des enfants identifiées par Abuelas de Plaza de Mayo. Le nombre de militants chrétiens dans leur rang est beaucoup plus important que celui des militants communistes, contrairement à ce que laissait croire l'habillage officiel de la répression dans les années 70. C'est aussi en Amérique latine plus globalement qu'est née et qu'a prosperée la théologie de la libération, laquelle a parfois elle aussi donné naissance à des fanatiques et des dérives, tant théologiques que politiques. Et puis les Français ont entendu parler de deux de leurs compatriotes, des religieuses que leurs compagnons d'infortune surnommèrent les Petites soeurs volantes, parce qu'elles moururent jetées à la mer depuis un avion au terme d'une détention au cours de laquelle elles ont été torturées, les soeurs Alice Domon et Léonie Duquet (dont le corps a pu être retrouvé et identifié et qui repose dans le cimetière d'une église à Buenos Aires depuis 2005). Elles s'étaient engagées auprès des fondatrices de Mères de la Place de Mai et furent arrêtés dès le début du mouvement, en 1977.
(2) L'une des grandes tentations de toutes les églises chrétiennes depuis que l'Empereur Constantin a fait du christianisme la religion officielle de l'Empire romain : ne plus savoir lire une phrase très célèbre de Jésus, "Rendez à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu", quand il refuse de mettre sa parole spirituelle au service d'une cause politique (faut-il ou non payer l'impôt à Rome, faut-il ou non accepter Rome comme légitime pouvoir sur ce qui fut le territoire du royaume de David et de Salomon ?).
(3) Pourtant, ce n'en est pas un, selon la définition qu'en donne le droit international, issu du procès de Nüremberg, ce droit qui permet de poursuivre aujourd'hui les criminels d'ex-Yougoslavie ou ceux du Rwanda.